Suicides de soignants : la détresse d'Emmanuelle
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Suicides de soignants : la détresse d'Emmanuelle
Elle était infirmière au service réanimation de la maternité. Epuisée par le stress, elle s'est suicidée. Un drame qui mobilise sa profession.
Emmanuelle, pendant les vacances d’été 2014, sur l’île aux Oiseaux, dans le bassin d’Arcachon. Elle allait avoir 44 ans. En médaillon, les dernières lignes de la lettre qu’elle a laissée à sa famille le jour de sa mort, le vendredi 24 juin.
20 ans, encore stagiaire, Emmanuelle savait que ce n’était pas un service pour elle. « La réa, jamais ! » jurait-elle. Les bébés d’à peine 700 grammes, les couveuses, les tuyaux, les protocoles compliqués, les nouveau-nés qu’il faut sevrer à cause de la pathologie addictive du parent ou, pire, déjà en fin de vie. Emmanuelle préférait ces beaux liens avec les familles en néonatalogie ou en unité kangourou. Mais, en février, la nouvelle tombait. « On va mettre la polyvalence en place, il faut faire rouler les filles », annonçait, tel quel, la direction du CHU Jacques-Monod, au Havre. « Manu » était sortie en pleurs de la réunion. La polyvalence, cela signifiait affronter la réa et les soins intensifs de la maternité.
Immédiatement elle demande à se faire déclasser, quitte à aller en gériatrie, après vingt-cinq ans en maternité. Mais finalement, elle n’ira pas voir la médecine du travail, comme elle aurait dû. Et prendra le risque de travailler en réanimation. Sans doute a-t-elle pensé qu’elle allait y arriver. « Quand on est à mi-temps, on n’a pas le droit de se plaindre », avait-elle coutume de dire. Quitter son poste, cela revient aussi à augmenter la charge de travail pour les collègues. De quoi y réfléchir à deux fois. Ils sont nombreux à avoir raisonné ainsi pendant des années, parmi le demi-million d’infirmiers et d’aides-soignants de France, de plus en plus souvent rappelés pendant leurs congés pour effectuer des remplacements. « Maintenant, l’encadrement appelle parfois vingt personnes pour trouver quelqu’un, car les journées durent plus souvent dix heures que huit, avec un dimanche sur deux d’astreinte », constate Nathalie Depoire, présidente de la Coordination nationale infirmières (CNI). Des « extras » qui ne sont plus payés en heures sup. Depuis trois ans, la nuit, Manu, elle aussi, faisait plus souvent douze heures que dix. « Quand une maman vient pour accoucher à dix minutes de notre départ, on ne regarde pas sa montre, on s’occupe de la procédure d’entrée, et cela prend plus d’une heure », expliquait-elle à la maison à Elise, 17 ans, et Louis, 9 ans, ses deux enfants, admiratifs. (Lire aussi : Les médecins hospitaliers appelés à une grève "massive" lundi)
A David, son mari, elle ajoutait, parlant de la direction : « Ils attendent un drame ! On vit toutes dans un stress constant. » Ce que Manu, comme tous ses collègues, redoutent le plus, c’est l’erreur médicale, le geste qu’on rate à force d’angoisse et de fatigue. Ni elle ni aucun de ses collègues n’ont oublié l’erreur de dosage d’une collègue dans la procédure sur un bébé prématuré, en 2002. Il en est mort. Le traumatisme ne s’était effacé pour personne. Le 24 juin, dans la lettre qu’elle a laissée à David, Manu confiait : « Sur ma dernière nuit, j’ai transféré une petite fille en réa, son état s’est dégradé. [… J’ai le sentiment que j’ai fait quelque chose de grave et je ne peux plus vivre avec l’idée que j’ai détruit une famille. »
Cinq suicides en moins de quatre mois, des cas qui se répètent. Franck, 50 ans, travaillait au CHU de Saint-Calais, dans la Sarthe. Le 30 juin, il tente de se tuer. Il décédera cinq jours plus tard. Cet infirmier désirait changer d’affectation pour travailler dans une maison de retraite. Au bout d’une année de formation, il avait réussi son concours brillamment, 17 sur 20. Mais sa hiérarchie lui avait annoncé qu’il intégrerait finalement une unité qu’il redoutait, un service de soins de suite et de réadaptation à l’hôpital. A côté de Franck, on a retrouvé une pochette remplie de lettres adressées notamment à la direction, dans lesquelles il dénonçait pression et harcèlement. Deux autres infirmières, de 51 et 46 ans, à Reims, se sont donné la mort, les 23 juillet et 13 août derniers. A Toulouse, le 13 juin, c’est au tour d’un infirmier de décider d’en finir. Il refusait d’imposer des décisions venues « d’en haut », qu’il ne validait pas. Son suicide a été reconnu comme accident du travail par le CHU.
Partout en France, le discours avoué de toutes les directions choque le personnel soignant. Il faut « faire du chiffre », « être rentable ». La ministre de la Santé, Marisol Touraine, souhaite économiser 3 milliards ! Le Havre, 1 955 lits, 4 089 salariés à temps plein, perdait 5,3 millions d’euros en 2009, « plus que » 1,8 l’an dernier. Mais seulement 0,77 % d’augmentation de postes, des contractuels en CDD. « On est en sous-effectif non-stop, déplore Agnès Goussin-Mauger, infirmière et secrétaire CGT du CHU du Havre. Les salaires sont bloqués depuis 2010. Le mal-être est général. Pénibilité du travail ? Rien n’est fait. Les départs en retraite anticipée augmentent, ainsi que l’absentéisme, les burn-out, les dépressions, les cancers. C’est triste à dire, mais on ne nous félicite qu’au lendemain d’un attentat. »
"Au nom de la polyvalence, on envoie des soignants dans des services pour lesquels ils n’ont aucune formation, ce qui génère une angoisse considérable"
Faire du chiffre, cela signifie réorganiser sans cesse, en rupture avec les valeurs soignantes. « Dans certains hôpitaux, les méthodes sont encore humaines et bienveillantes. Mais la pression est de plus en plus forte, constate Philippe Keravec, manipulateur radio, délégué CGT au CHU du Mans. On nous dit : “Si tu ne viens pas, ta collègue de jour fera ta nuit.” Il y a une énorme souffrance au travail. Au nom de la polyvalence, on envoie des soignants dans des services pour lesquels ils n’ont aucune formation, ce qui génère une angoisse considérable. Et vous rentrez chez vous avec la peur au ventre d’avoir fait une erreur. » Cette peur augmente avec la charge de travail supplémentaire. Ainsi, aux urgences, les admissions ont explosé : + 55 % en moyenne ces quinze dernières années. Le nombre d’agressions aussi : en 2014, 5 703 infirmières ont été victimes de violences, soit seize par jour ! De plus, le personnel hospitalier doit accomplir des tâches administratives. « On doit tout noter, un pansement, une toilette, un repas, un soin, un médicament, explique Agnès Goussin-Mauger, au Havre. On passe plus de temps au bureau que dans les chambres ! » A moyen terme, les syndicats redoutent la suppression de lits, l’augmentation de l’ambulatoire et de l’hospitalisation « de territoire ». Ainsi, dans une même région, un patient pourra être diagnostiqué dans un CHU, opéré dans un autre et avoir ses soins de suite dans un troisième. Avec les déplacements à ses frais. et optimisation des lits, qui sont parfois vides dans certains services…
Economie de temps, de moyens, chaque détail compte. Une infirmière de Nîmes : « On apporte notre savon perso ! » Une autre, à Martigues : « Quand on demande à une dame de 75 ans de faire sous elle, on se sent nulle. On n’a même plus le temps pour une toilette quotidienne. » A Toulon : « Avant, pour décompresser, on faisait des apéros, on fêtait les anniversaires. C’est fini. On fait nos heures, on court et voilà. » Selon la présidente du CNI, les infirmiers doivent encore affronter les familles des patients qui déversent contre eux leur colère. De quoi culpabiliser du matin au soir.
Pourquoi Manu, si nature, si franche, n'a-t-elle rien montré, rien confié ?
« Mon amour, tu es la personne la plus extraordinaire que j’ai rencontrée et qui m’a fait envie d’avoir des enfants. Je vous aime très fort. Tout ce qui arrive n’a rien à voir avec vous. » Depuis vingt-six ans, Emmanuelle vivait en fusion avec David, un patron de pêche de 47 ans, regard solide et air de Tabarly, comme en témoigne l’équilibre évident de leurs enfants, Elise et Louis. Le bébé pour lequel elle avait eu si peur s’en est sorti, Manu le savait. Elle écrit sa lettre une semaine après la fameuse nuit. Le lendemain, samedi 18 juin, elle valide avec l’hôpital leurs vacances en Corse, départ en août. Cinq jours plus tard, elle projette avec Elise « une journée soldes entre filles », plante des géraniums jusqu’à la nuit. Vendredi 24 au matin, elle annonce tout sourire aux boulangers qui les ont invités à dîner le soir même, David et elle, qu’elle apportera « des bulles ». Sur les images de la caméra de surveillance installée sur le portail de la maison, on la voit sortir de sa voiture, radieuse, le pain à la main. En début d’après-midi, elle téléphone à David, lui parle de la kermesse de Louis le lendemain. Et termine par : « Bisous, à ce soir. »
La caméra la montre qui ressort, alerte, avec quelque chose de blanc dans la main droite. David, qui a depuis visionné cent fois les images, imagine que c’est peut-être la lettre. La voiture disparaît de l’écran. Le soir, toute la famille attend Manu. David téléphone à un ami pompier, qui pense à un burn-out et appelle les hôpitaux. Rien. « Elle est peut-être enregistrée sans nom », dit-il à David, qui part faire le tour des parkings hospitaliers et des cliniques psychiatriques. En vain. Le lendemain, il découvre les papiers de sa femme à l’étage. Rien ne manque. A la kermesse, Louis gagne un drone. « Papa, c’est le plus beau jour de ma vie ! » « J’ai su que, pour moi, c’était le pire », confie son père. Au commissariatoù il a signalé une « disparition inquiétante », un enquêteur lui demande s’ils n’ont pas un endroit à eux, où ils aiment s’isoler. Alors David pense au studio du Havre qu’ils louent à des étudiants. Il s’y précipite avec espoir, pensant que Manu est allée se reposer. La voiture est garée. A l’intérieur, un ticket de stationnement…
« Cette femme fait état d’un sentiment d’impasse. Elle ressent sa situation comme insoutenable, décrypte Sophie Marinopoulos, psychologue et psychanalyste, expert nommé près les tribunaux et auteur d’un ouvrage sur la grossesse publié en août*. La crainte de l’erreur, le sentiment d’un impossible partage, la perfection inatteignable, la pression, les valeurs personnelles attaquées : tel un soulagement, en finir est la seule issue pour que cela s’arrête. Elle n’a pas raisonné au regard de la réalité. » David souhaiterait que le suicide d’Emmanuelle soit reconnu comme accident de travail par le CHU du Havre. « Pour qu’Elise et Louis aient une réponse et continuent d’avancer. » En attendant, tous trois vont devoir vivre avec ce permanent « pourquoi ? ». Pourquoi Manu, si nature, si franche, n’a-t-elle rien montré, rien confié ? D’elle, il ne leur reste que de beaux souvenirs et ces mots, bien réels, mais pour toujours insuffisants. *
« Ecoutez-moi grandir », de Sophie Marinopoulos, éd. Les liens qui libèrent.
Emmanuelle, pendant les vacances d’été 2014, sur l’île aux Oiseaux, dans le bassin d’Arcachon. Elle allait avoir 44 ans. En médaillon, les dernières lignes de la lettre qu’elle a laissée à sa famille le jour de sa mort, le vendredi 24 juin.
20 ans, encore stagiaire, Emmanuelle savait que ce n’était pas un service pour elle. « La réa, jamais ! » jurait-elle. Les bébés d’à peine 700 grammes, les couveuses, les tuyaux, les protocoles compliqués, les nouveau-nés qu’il faut sevrer à cause de la pathologie addictive du parent ou, pire, déjà en fin de vie. Emmanuelle préférait ces beaux liens avec les familles en néonatalogie ou en unité kangourou. Mais, en février, la nouvelle tombait. « On va mettre la polyvalence en place, il faut faire rouler les filles », annonçait, tel quel, la direction du CHU Jacques-Monod, au Havre. « Manu » était sortie en pleurs de la réunion. La polyvalence, cela signifiait affronter la réa et les soins intensifs de la maternité.
Immédiatement elle demande à se faire déclasser, quitte à aller en gériatrie, après vingt-cinq ans en maternité. Mais finalement, elle n’ira pas voir la médecine du travail, comme elle aurait dû. Et prendra le risque de travailler en réanimation. Sans doute a-t-elle pensé qu’elle allait y arriver. « Quand on est à mi-temps, on n’a pas le droit de se plaindre », avait-elle coutume de dire. Quitter son poste, cela revient aussi à augmenter la charge de travail pour les collègues. De quoi y réfléchir à deux fois. Ils sont nombreux à avoir raisonné ainsi pendant des années, parmi le demi-million d’infirmiers et d’aides-soignants de France, de plus en plus souvent rappelés pendant leurs congés pour effectuer des remplacements. « Maintenant, l’encadrement appelle parfois vingt personnes pour trouver quelqu’un, car les journées durent plus souvent dix heures que huit, avec un dimanche sur deux d’astreinte », constate Nathalie Depoire, présidente de la Coordination nationale infirmières (CNI). Des « extras » qui ne sont plus payés en heures sup. Depuis trois ans, la nuit, Manu, elle aussi, faisait plus souvent douze heures que dix. « Quand une maman vient pour accoucher à dix minutes de notre départ, on ne regarde pas sa montre, on s’occupe de la procédure d’entrée, et cela prend plus d’une heure », expliquait-elle à la maison à Elise, 17 ans, et Louis, 9 ans, ses deux enfants, admiratifs. (Lire aussi : Les médecins hospitaliers appelés à une grève "massive" lundi)
A David, son mari, elle ajoutait, parlant de la direction : « Ils attendent un drame ! On vit toutes dans un stress constant. » Ce que Manu, comme tous ses collègues, redoutent le plus, c’est l’erreur médicale, le geste qu’on rate à force d’angoisse et de fatigue. Ni elle ni aucun de ses collègues n’ont oublié l’erreur de dosage d’une collègue dans la procédure sur un bébé prématuré, en 2002. Il en est mort. Le traumatisme ne s’était effacé pour personne. Le 24 juin, dans la lettre qu’elle a laissée à David, Manu confiait : « Sur ma dernière nuit, j’ai transféré une petite fille en réa, son état s’est dégradé. [… J’ai le sentiment que j’ai fait quelque chose de grave et je ne peux plus vivre avec l’idée que j’ai détruit une famille. »
Cinq suicides en moins de quatre mois, des cas qui se répètent. Franck, 50 ans, travaillait au CHU de Saint-Calais, dans la Sarthe. Le 30 juin, il tente de se tuer. Il décédera cinq jours plus tard. Cet infirmier désirait changer d’affectation pour travailler dans une maison de retraite. Au bout d’une année de formation, il avait réussi son concours brillamment, 17 sur 20. Mais sa hiérarchie lui avait annoncé qu’il intégrerait finalement une unité qu’il redoutait, un service de soins de suite et de réadaptation à l’hôpital. A côté de Franck, on a retrouvé une pochette remplie de lettres adressées notamment à la direction, dans lesquelles il dénonçait pression et harcèlement. Deux autres infirmières, de 51 et 46 ans, à Reims, se sont donné la mort, les 23 juillet et 13 août derniers. A Toulouse, le 13 juin, c’est au tour d’un infirmier de décider d’en finir. Il refusait d’imposer des décisions venues « d’en haut », qu’il ne validait pas. Son suicide a été reconnu comme accident du travail par le CHU.
Partout en France, le discours avoué de toutes les directions choque le personnel soignant. Il faut « faire du chiffre », « être rentable ». La ministre de la Santé, Marisol Touraine, souhaite économiser 3 milliards ! Le Havre, 1 955 lits, 4 089 salariés à temps plein, perdait 5,3 millions d’euros en 2009, « plus que » 1,8 l’an dernier. Mais seulement 0,77 % d’augmentation de postes, des contractuels en CDD. « On est en sous-effectif non-stop, déplore Agnès Goussin-Mauger, infirmière et secrétaire CGT du CHU du Havre. Les salaires sont bloqués depuis 2010. Le mal-être est général. Pénibilité du travail ? Rien n’est fait. Les départs en retraite anticipée augmentent, ainsi que l’absentéisme, les burn-out, les dépressions, les cancers. C’est triste à dire, mais on ne nous félicite qu’au lendemain d’un attentat. »
"Au nom de la polyvalence, on envoie des soignants dans des services pour lesquels ils n’ont aucune formation, ce qui génère une angoisse considérable"
Faire du chiffre, cela signifie réorganiser sans cesse, en rupture avec les valeurs soignantes. « Dans certains hôpitaux, les méthodes sont encore humaines et bienveillantes. Mais la pression est de plus en plus forte, constate Philippe Keravec, manipulateur radio, délégué CGT au CHU du Mans. On nous dit : “Si tu ne viens pas, ta collègue de jour fera ta nuit.” Il y a une énorme souffrance au travail. Au nom de la polyvalence, on envoie des soignants dans des services pour lesquels ils n’ont aucune formation, ce qui génère une angoisse considérable. Et vous rentrez chez vous avec la peur au ventre d’avoir fait une erreur. » Cette peur augmente avec la charge de travail supplémentaire. Ainsi, aux urgences, les admissions ont explosé : + 55 % en moyenne ces quinze dernières années. Le nombre d’agressions aussi : en 2014, 5 703 infirmières ont été victimes de violences, soit seize par jour ! De plus, le personnel hospitalier doit accomplir des tâches administratives. « On doit tout noter, un pansement, une toilette, un repas, un soin, un médicament, explique Agnès Goussin-Mauger, au Havre. On passe plus de temps au bureau que dans les chambres ! » A moyen terme, les syndicats redoutent la suppression de lits, l’augmentation de l’ambulatoire et de l’hospitalisation « de territoire ». Ainsi, dans une même région, un patient pourra être diagnostiqué dans un CHU, opéré dans un autre et avoir ses soins de suite dans un troisième. Avec les déplacements à ses frais. et optimisation des lits, qui sont parfois vides dans certains services…
Economie de temps, de moyens, chaque détail compte. Une infirmière de Nîmes : « On apporte notre savon perso ! » Une autre, à Martigues : « Quand on demande à une dame de 75 ans de faire sous elle, on se sent nulle. On n’a même plus le temps pour une toilette quotidienne. » A Toulon : « Avant, pour décompresser, on faisait des apéros, on fêtait les anniversaires. C’est fini. On fait nos heures, on court et voilà. » Selon la présidente du CNI, les infirmiers doivent encore affronter les familles des patients qui déversent contre eux leur colère. De quoi culpabiliser du matin au soir.
Pourquoi Manu, si nature, si franche, n'a-t-elle rien montré, rien confié ?
« Mon amour, tu es la personne la plus extraordinaire que j’ai rencontrée et qui m’a fait envie d’avoir des enfants. Je vous aime très fort. Tout ce qui arrive n’a rien à voir avec vous. » Depuis vingt-six ans, Emmanuelle vivait en fusion avec David, un patron de pêche de 47 ans, regard solide et air de Tabarly, comme en témoigne l’équilibre évident de leurs enfants, Elise et Louis. Le bébé pour lequel elle avait eu si peur s’en est sorti, Manu le savait. Elle écrit sa lettre une semaine après la fameuse nuit. Le lendemain, samedi 18 juin, elle valide avec l’hôpital leurs vacances en Corse, départ en août. Cinq jours plus tard, elle projette avec Elise « une journée soldes entre filles », plante des géraniums jusqu’à la nuit. Vendredi 24 au matin, elle annonce tout sourire aux boulangers qui les ont invités à dîner le soir même, David et elle, qu’elle apportera « des bulles ». Sur les images de la caméra de surveillance installée sur le portail de la maison, on la voit sortir de sa voiture, radieuse, le pain à la main. En début d’après-midi, elle téléphone à David, lui parle de la kermesse de Louis le lendemain. Et termine par : « Bisous, à ce soir. »
La caméra la montre qui ressort, alerte, avec quelque chose de blanc dans la main droite. David, qui a depuis visionné cent fois les images, imagine que c’est peut-être la lettre. La voiture disparaît de l’écran. Le soir, toute la famille attend Manu. David téléphone à un ami pompier, qui pense à un burn-out et appelle les hôpitaux. Rien. « Elle est peut-être enregistrée sans nom », dit-il à David, qui part faire le tour des parkings hospitaliers et des cliniques psychiatriques. En vain. Le lendemain, il découvre les papiers de sa femme à l’étage. Rien ne manque. A la kermesse, Louis gagne un drone. « Papa, c’est le plus beau jour de ma vie ! » « J’ai su que, pour moi, c’était le pire », confie son père. Au commissariatoù il a signalé une « disparition inquiétante », un enquêteur lui demande s’ils n’ont pas un endroit à eux, où ils aiment s’isoler. Alors David pense au studio du Havre qu’ils louent à des étudiants. Il s’y précipite avec espoir, pensant que Manu est allée se reposer. La voiture est garée. A l’intérieur, un ticket de stationnement…
« Cette femme fait état d’un sentiment d’impasse. Elle ressent sa situation comme insoutenable, décrypte Sophie Marinopoulos, psychologue et psychanalyste, expert nommé près les tribunaux et auteur d’un ouvrage sur la grossesse publié en août*. La crainte de l’erreur, le sentiment d’un impossible partage, la perfection inatteignable, la pression, les valeurs personnelles attaquées : tel un soulagement, en finir est la seule issue pour que cela s’arrête. Elle n’a pas raisonné au regard de la réalité. » David souhaiterait que le suicide d’Emmanuelle soit reconnu comme accident de travail par le CHU du Havre. « Pour qu’Elise et Louis aient une réponse et continuent d’avancer. » En attendant, tous trois vont devoir vivre avec ce permanent « pourquoi ? ». Pourquoi Manu, si nature, si franche, n’a-t-elle rien montré, rien confié ? D’elle, il ne leur reste que de beaux souvenirs et ces mots, bien réels, mais pour toujours insuffisants. *
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