J'ai écrit un livre pour dire aux petites filles noires
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J'ai écrit un livre pour dire aux petites filles noires
Publié le 02/07/2017 à 16:34
LE PLUS. "Comme un million de papillons noirs" (éd. Bilibok), c’est le titre d’un livre jeunesse issu d’une collaboration entre la romancière et militante Laura Nsafou et l’illustratrice Barbara Brun. Sur Ulule, l’ouvrage est présenté comme "un album qui développe l’empathie et l’estime de soi". Il est en effet question d’Adé, une petite fille noire moquée par d’autres camarades à cause de ses cheveux crépus. Pour Le Plus, Laura Nsafou parle du racisme et des enfants, de Toni Morrison et de cette envie de dire aux fillettes noires : "Vous êtes belles, je vous vois".
Édité et parrainé par Henri Rouillier
Un aperçu des personnages de "Comme un million de papillons noirs" (Laura Nsafou/Barbara Brun/éd. Bilibok).
Si je devais vous présenter Adé brièvement, je dirais que c’est une petite fille curieuse du monde qui l’entoure, ce qui ne l’empêche pas de s’évader parfois dans celui qu’elle s’invente. Ce que j’aime chez elle, c’est que comme beaucoup d’enfants, elle a un côté très premier degré, elle pose beaucoup de questions.
"Mes cheveux ne sont pas beaux"
Un jour, il se met à pleuvoir alors qu’Adé est au parc. Une petite fille châtain et un garçon blond s’approchent d’elle et lui touchent les cheveux, ils se moquent : "Tes deux nattes ressemblent à des carottes tordues !" Adé essuie ses larmes et rentre chez elle. À sa mère, elle dit qu’elle veut défaire ses nattes. Pourquoi ? "Mes cheveux ne sont pas beaux."
Cet épisode de l’histoire d’Adé vient tout droit de mon enfance. À l’âge de six ou sept ans, j’avais déjà vécu des expériences de harcèlement à l’école, reçu des insultes par rapport à la soi-disant grosseur de mon nez et de ma bouche. Un jour, je suis moi aussi rentrée du parc en demandant à ma mère de défaire mes nattes. Elle a refusé catégoriquement en m’expliquant que je ne devais pas céder face au regard des autres.
Ce livre vient donc non seulement de mon vécu de petite fille noire, mais aussi du fait que j’ai travaillé dans le milieu de l’édition des années plus tard. J’avais beau être passionnée de lecture, je ne me retrouvais pas dans les livres que je lisais.
Aborder le racisme par le métissage n’est pas la solution
Au sein de l’offre romans, les personnages de femmes noires sont quasiment inexistants au premier plan, et quand ils existent, ils sont extrêmement stéréotypés. Par ailleurs, dans la littérature jeunesse, on inscrit presque toujours l’enfant noir dans un univers. Un jour il n’a pas de vêtements. Le jour suivant, on lui trouve une étrange proximité avec les animaux, qui demeure bizarrement inexplicable à ce jour.
Ensuite, il y a eu cette tendance générationnelle lourde au sein des livres jeunesse à vouloir aborder la question raciale par le biais du métissage, ce qui a produit beaucoup de maladresses. Soudainement, face à l’enfant victime d’insultes racistes, on est venu apposer l’amour qui efface tout. L’amour qui neutralise les causes de cette souffrance. L’enfant ne s’aime pas, l’enfant ne va pas bien, mais finalement, on ne sait jamais pourquoi.
On s’est aussi cantonné à une définition problématique du métissage, qui inclurait nécessairement un parent blanc. Cette configuration du métissage devient une performance censée rassurer pour l’avenir, alors qu’elle produit en fait davantage d’invisibilité. Personnellement, ma mère est martiniquaise et mon père congolais. Ce genre de métissage, bien que courant, est invisible.
On ne sait pas parler du racisme en France
Ceci, je l’explique par le fait qu’on ne sait pas parler du racisme en France et qu’on arrive encore moins à imaginer que les enfants puissent en produire. Avec ce livre, j’ai voulu poser la question de l’éducation, de la responsabilisation, mais aussi de la représentation de l’universalisme.
Quand j’étais petite, mes parents ont été très transparents avec moi sur le fait que j’étais une petite fille noire en France, qu’il allait falloir que je travaille deux fois plus que les autres et que globalement, je ne serais pas forcément attendue.
Quand j’en parle dans un cadre afro-féministe, avec d’autres femmes noires, on se rend compte que ces expériences sont très communes. Je me rappelle aussi de mon petit-frère, lors de son premier jour de stage dans une enseigne commerciale, qui est revenu en disant que tout le monde disait bonjour à son collègue blanc, jamais à lui.
On s’habitue très jeune à ne jamais se voir représenté nulle part
Cet environnement peuplé de manques, ces expériences du racisme, ces raccourcis dont les enfants noirs font l’objet (ils ont des grosses lèvres, un gros nez et des parents pauvres, peu éduqués), nous empêchent de nous identifier à l’insouciance des enfants blancs tels qu’ils sont universalisés dans la littérature.
C’est encore vrai quand il s’agit pour les filles noires de se projeter dans l’avenir : dans les livres, la mère noire est quasiment fantomatique. Quand elle existe, c’est quasiment toujours une mère de famille en boubou, rien de plus. À aucun moment on envisagerait de la mettre en avant par sa profession, sa personnalité ou son histoire, par exemple.
Aujourd’hui, il s’agit d’apprendre qu’un universalisme peut s’exprimer aussi bien par l’expérience d’une femme noire que celle d’un homme asiatique ou une petite fille arabe.
Petite, j’aurais voulu avoir ce livre-là sous la main. Je me cherchais dans les lectures que j’aimais bien comme les « Tom-Tom et Nana ». Il y avait parfois un noir par ci ou par-là, mais je ne m’y retrouvais pas. La vérité, c’est qu’on commence très jeune à s’habituer à ne pas se voir, et à essayer de se projeter dans un univers qui ne nous voit pas.
Parler aux enfants (et aussi aux adultes)
Voilà ce que j’ai voulu interroger en écrivant "Comme un million de papillons noirs". C’est ma première expérience en littérature jeunesse, moi qui viens du roman (Laura Nsafou a publié "À mains nues" chez Synapse, ndlr). Au moment de l’écriture, plusieurs questions se sont posées. La première étant celle du langage à adopter : quels mots utiliser pour que le propos soit compréhensible par les enfants, ou explicable par les parents, le cas échéant ?
Adé, personnage principal de "Comme un million de papillons noirs" (Laura Nsafou/Barbara Brun/éd. Bilibok).
Dans un premier temps, j’ai décidé de ne pas définir les termes de coiffures qu’Adé ou sa mère seraient amenées à évoquer. "Vanilles", "bantu knots", je voulais non seulement que le vocabulaire employé dans les pages soit celui qu’une petite fille noire entend dans son quotidien, mais je voulais aussi amener le lectorat blanc à s’interroger sur ce qu’il ne connaît pas. Je voulais susciter une curiosité, pousser les gens à chercher ce que veut dire tel ou tel mot, sachant que nous, en tant que lectorat minorisé, on a toujours été poussé à se projeter dans un personnage blanc qui est censé être la norme. Inverser ce rapport, c’est ce qui m’a d’abord plu dans ce travail.
De manière pragmatique, avec l’aide de mon éditrice, j’ai considéré les situations dans lesquelles le livre serait lu. La démarche étant éducative et pédagogique, il fallait que l’adulte qui lirait le livre à l’enfant soit en mesure de lui expliquer le sens des termes incompris. Je me suis donc résolue à quelques courtes notes de bas de page.
Avec l’illustration, éviter l’écueil du carnaval
Ensuite, il y a eu la question de l’illustration. Avant que mon éditrice ne choisisse l’illustratrice Barbara Brun, j’ai travaillé en amont sur une charte graphique, un catalogue des choses qui devraient apparaître et d’autres à éviter. Ce qui n’est pas dans le texte doit être visible à l’image. Par exemple, je ne voulais pas que les traits des personnages soient européanisés, que les nez et les bouches soient rétrécis outre mesure, comme ça peut être le cas ailleurs.
Dans le livre, on voit les trois tantes d’Adé en même temps. Je suis partie du principe que ce n’est pas parce qu’elles sont noires qu’elles ont les mêmes origines. En littérature jeunesse, quand on veut montrer d’autres cultures, ça se transforme généralement en carnaval : on voit des gens débarquer en boubou ou en pagne, on ne sait ni pourquoi, ni comment. Là, je voulais inscrire ces trois femmes dans un quotidien plausible.
Parmi elles, il y a une Antillaise. Certes, elle porte une jupe en madras, mais son t-shirt est neutre. D’autre part, on n’a pas montré la tante sub-saharienne en robe bazin, qui est habituellement réservée pour les mariages, les baptêmes et autres grandes fêtes. L’enjeu étant de valoriser des traits et des personnages que l’on ne voit pas habituellement. Après tout, Adé peut vivre partout en France.
Les papillons noirs de Toni Morrison
L’autre dimension qui m’importe, c’est celle de la poésie. "Comme un million de papillons noirs" est une expression qui provient de "God Help the Child", le roman de l’écrivaine noire Toni Morrison, paru en 2015. Plutôt inattendue dans son œuvre, je mets cette poésie en parallèle avec les termes dépréciatifs employés par Joyce Carol Oates, qui avait décrit les cheveux des femmes noires comme "des fils de barbelés" dans les années 1990.
En parlant de nos cheveux comme une multitude de papillons noirs, j’ai eu le sentiment que Toni Morrison créait un imaginaire, un vocabulaire de la beauté propre à la petite fille noire. En écrivant ces mots, elle nous a rendu quelque chose.
L'écrivaine américaine Toni Morrison, le 27 février 2013 à New York (Bebeto Batthews/SIPA).
C’est en cela que la poésie, omniprésente dans le livre, est importante. Les petites filles noires ont besoin de rêver, de se voir ailleurs que dans des imaginaires de savanes et de palmiers. Ces univers ne sont pas les nôtres. Les enfants noirs n’ont pas de baobabs dans leurs jardins.
Avec cette expression, ces papillons noirs, ce qui est moqué est réhabilité par la poésie. Comme Adé, j’ai passé des heures à être coiffée par ma mère, à la sentir passer de l’huile de coco dans mes cheveux. Je voulais magnifier la beauté de ce quotidien méconnu, réassocier ces rituels à un répertoire de références positives. Ce n’est pas pour rien si Adé cherche les papillons dans ses cheveux, chaque soir avant d’aller se coucher.
Peu à peu, le monde change
Ce que je constate maintenant, c’est qu’il y a une attente à l’égard du livre. Nous avons lancé une campagne de crowdfunding dont l’objectif a été atteint en seulement six jours, on ne s’y attendait pas. Des personnes anglophones s’inquiétaient de savoir s’il y aurait des éditions en anglais avant de contribuer. Ce qui prouve bien qu’il y a un manque quelque part, mais que les choses sont en train de bouger.
D’abord parce qu’on parle de plus en plus de la question du harcèlement à l’école, qu’il relève de la grossophobie, du racisme ou d’un présupposé d’orientation sexuelle. Ensuite parce qu’on est dans une configuration où les femmes noires trouvent d’autres moyens de créer et de produire leurs supports. En 2017, Amandine Gay va réussir à sortir son documentaire sur les femmes noires au cinéma, sans avoir eu de subventions. Les rangs sont en train de bouger.
De mon côté, mon histoire de papillons est éditée par une éditrice indépendante, blanche, qui est consciente des enjeux de diversité dans la littérature. Et cette rencontre a été possible grâce à un post de blog que j’avais écrit sur le sujet. Il y a toute une culture à ébranler, mais nous sommes témoins des premières fissures qui apparaissent.
J’ai voulu interroger l’humilité du lectorat
Maintenant, les lecteurs doivent prendre conscience du pouvoir qu’ils ont sur l’offre littéraire. Plus ils demanderont ce genre d’ouvrages, moins les maisons d’édition pourront continuer de fermer les yeux. Par cela, j’entends aussi dire clairement qu’il faut écouter les histoires des auteur-es noir-es et d’autres professionnels du livre (illustrateurs, éditeurs, etc.). Dire qu’on n’a pas besoin de ces gens parce qu’on a déjà Toni Morrison, Léonora Miano ou encore Marie N’Diaye est irrecevable. Il y a plein d’auteurs blancs, pourquoi pas plein d’auteurs noirs ?
L’universalité n’est pas nécessairement quelque chose de confortable, elle n’est pas là pour rassurer quiconque. Ce que j’interroge maintenant avec ce livre, c’est l’humilité du lectorat, sa capacité à accepter cette position d’inconfort d’où naissent l’éducation et l’instruction. Entendre des gens critiquer un auteur noir en disant :
"Je n’ai pas aimé parce que je ne me suis pas reconnu."
C’est normal, ce n’est pas fait pour. C’est à eux de surpasser leurs habitudes pour s’approprier d’autres histoires qui n’ont pas leurs traits.
"Je vous vois, je sais que vous existez, vous êtes belles"
Avec ce livre, je voulais dire aux petites filles noires : "Je vous vois, je sais que vous existez, et vous êtes belles." Je voulais aussi donner la possibilité au lectorat blanc d’interroger les codes avec lesquels il a été éduqué, de se laisser toucher par l’histoire de cette petite fille noire moquée pour quelque chose qui lui échappe complètement.
Je terminerai en disant qu’il y a beaucoup de femmes noires qui me disent qu’elles auraient aimé, comme moi, avoir ce livre étant enfant. J’ai envie de leur dire : prenez-le. Ça fait du bien d’acheter des choses qu’on aurait voulu voir quand on était petite, c’est un acte de bien-être, de bienveillance envers soi-même.
Par Laura Nsafou
Auteure
Propos recueillis par Henri Rouillier.
LE PLUS. "Comme un million de papillons noirs" (éd. Bilibok), c’est le titre d’un livre jeunesse issu d’une collaboration entre la romancière et militante Laura Nsafou et l’illustratrice Barbara Brun. Sur Ulule, l’ouvrage est présenté comme "un album qui développe l’empathie et l’estime de soi". Il est en effet question d’Adé, une petite fille noire moquée par d’autres camarades à cause de ses cheveux crépus. Pour Le Plus, Laura Nsafou parle du racisme et des enfants, de Toni Morrison et de cette envie de dire aux fillettes noires : "Vous êtes belles, je vous vois".
Édité et parrainé par Henri Rouillier
Un aperçu des personnages de "Comme un million de papillons noirs" (Laura Nsafou/Barbara Brun/éd. Bilibok).
Si je devais vous présenter Adé brièvement, je dirais que c’est une petite fille curieuse du monde qui l’entoure, ce qui ne l’empêche pas de s’évader parfois dans celui qu’elle s’invente. Ce que j’aime chez elle, c’est que comme beaucoup d’enfants, elle a un côté très premier degré, elle pose beaucoup de questions.
"Mes cheveux ne sont pas beaux"
Un jour, il se met à pleuvoir alors qu’Adé est au parc. Une petite fille châtain et un garçon blond s’approchent d’elle et lui touchent les cheveux, ils se moquent : "Tes deux nattes ressemblent à des carottes tordues !" Adé essuie ses larmes et rentre chez elle. À sa mère, elle dit qu’elle veut défaire ses nattes. Pourquoi ? "Mes cheveux ne sont pas beaux."
Cet épisode de l’histoire d’Adé vient tout droit de mon enfance. À l’âge de six ou sept ans, j’avais déjà vécu des expériences de harcèlement à l’école, reçu des insultes par rapport à la soi-disant grosseur de mon nez et de ma bouche. Un jour, je suis moi aussi rentrée du parc en demandant à ma mère de défaire mes nattes. Elle a refusé catégoriquement en m’expliquant que je ne devais pas céder face au regard des autres.
Ce livre vient donc non seulement de mon vécu de petite fille noire, mais aussi du fait que j’ai travaillé dans le milieu de l’édition des années plus tard. J’avais beau être passionnée de lecture, je ne me retrouvais pas dans les livres que je lisais.
Aborder le racisme par le métissage n’est pas la solution
Au sein de l’offre romans, les personnages de femmes noires sont quasiment inexistants au premier plan, et quand ils existent, ils sont extrêmement stéréotypés. Par ailleurs, dans la littérature jeunesse, on inscrit presque toujours l’enfant noir dans un univers. Un jour il n’a pas de vêtements. Le jour suivant, on lui trouve une étrange proximité avec les animaux, qui demeure bizarrement inexplicable à ce jour.
Ensuite, il y a eu cette tendance générationnelle lourde au sein des livres jeunesse à vouloir aborder la question raciale par le biais du métissage, ce qui a produit beaucoup de maladresses. Soudainement, face à l’enfant victime d’insultes racistes, on est venu apposer l’amour qui efface tout. L’amour qui neutralise les causes de cette souffrance. L’enfant ne s’aime pas, l’enfant ne va pas bien, mais finalement, on ne sait jamais pourquoi.
On s’est aussi cantonné à une définition problématique du métissage, qui inclurait nécessairement un parent blanc. Cette configuration du métissage devient une performance censée rassurer pour l’avenir, alors qu’elle produit en fait davantage d’invisibilité. Personnellement, ma mère est martiniquaise et mon père congolais. Ce genre de métissage, bien que courant, est invisible.
On ne sait pas parler du racisme en France
Ceci, je l’explique par le fait qu’on ne sait pas parler du racisme en France et qu’on arrive encore moins à imaginer que les enfants puissent en produire. Avec ce livre, j’ai voulu poser la question de l’éducation, de la responsabilisation, mais aussi de la représentation de l’universalisme.
Quand j’étais petite, mes parents ont été très transparents avec moi sur le fait que j’étais une petite fille noire en France, qu’il allait falloir que je travaille deux fois plus que les autres et que globalement, je ne serais pas forcément attendue.
Quand j’en parle dans un cadre afro-féministe, avec d’autres femmes noires, on se rend compte que ces expériences sont très communes. Je me rappelle aussi de mon petit-frère, lors de son premier jour de stage dans une enseigne commerciale, qui est revenu en disant que tout le monde disait bonjour à son collègue blanc, jamais à lui.
On s’habitue très jeune à ne jamais se voir représenté nulle part
Cet environnement peuplé de manques, ces expériences du racisme, ces raccourcis dont les enfants noirs font l’objet (ils ont des grosses lèvres, un gros nez et des parents pauvres, peu éduqués), nous empêchent de nous identifier à l’insouciance des enfants blancs tels qu’ils sont universalisés dans la littérature.
C’est encore vrai quand il s’agit pour les filles noires de se projeter dans l’avenir : dans les livres, la mère noire est quasiment fantomatique. Quand elle existe, c’est quasiment toujours une mère de famille en boubou, rien de plus. À aucun moment on envisagerait de la mettre en avant par sa profession, sa personnalité ou son histoire, par exemple.
Aujourd’hui, il s’agit d’apprendre qu’un universalisme peut s’exprimer aussi bien par l’expérience d’une femme noire que celle d’un homme asiatique ou une petite fille arabe.
Petite, j’aurais voulu avoir ce livre-là sous la main. Je me cherchais dans les lectures que j’aimais bien comme les « Tom-Tom et Nana ». Il y avait parfois un noir par ci ou par-là, mais je ne m’y retrouvais pas. La vérité, c’est qu’on commence très jeune à s’habituer à ne pas se voir, et à essayer de se projeter dans un univers qui ne nous voit pas.
Parler aux enfants (et aussi aux adultes)
Voilà ce que j’ai voulu interroger en écrivant "Comme un million de papillons noirs". C’est ma première expérience en littérature jeunesse, moi qui viens du roman (Laura Nsafou a publié "À mains nues" chez Synapse, ndlr). Au moment de l’écriture, plusieurs questions se sont posées. La première étant celle du langage à adopter : quels mots utiliser pour que le propos soit compréhensible par les enfants, ou explicable par les parents, le cas échéant ?
Adé, personnage principal de "Comme un million de papillons noirs" (Laura Nsafou/Barbara Brun/éd. Bilibok).
Dans un premier temps, j’ai décidé de ne pas définir les termes de coiffures qu’Adé ou sa mère seraient amenées à évoquer. "Vanilles", "bantu knots", je voulais non seulement que le vocabulaire employé dans les pages soit celui qu’une petite fille noire entend dans son quotidien, mais je voulais aussi amener le lectorat blanc à s’interroger sur ce qu’il ne connaît pas. Je voulais susciter une curiosité, pousser les gens à chercher ce que veut dire tel ou tel mot, sachant que nous, en tant que lectorat minorisé, on a toujours été poussé à se projeter dans un personnage blanc qui est censé être la norme. Inverser ce rapport, c’est ce qui m’a d’abord plu dans ce travail.
De manière pragmatique, avec l’aide de mon éditrice, j’ai considéré les situations dans lesquelles le livre serait lu. La démarche étant éducative et pédagogique, il fallait que l’adulte qui lirait le livre à l’enfant soit en mesure de lui expliquer le sens des termes incompris. Je me suis donc résolue à quelques courtes notes de bas de page.
Avec l’illustration, éviter l’écueil du carnaval
Ensuite, il y a eu la question de l’illustration. Avant que mon éditrice ne choisisse l’illustratrice Barbara Brun, j’ai travaillé en amont sur une charte graphique, un catalogue des choses qui devraient apparaître et d’autres à éviter. Ce qui n’est pas dans le texte doit être visible à l’image. Par exemple, je ne voulais pas que les traits des personnages soient européanisés, que les nez et les bouches soient rétrécis outre mesure, comme ça peut être le cas ailleurs.
Dans le livre, on voit les trois tantes d’Adé en même temps. Je suis partie du principe que ce n’est pas parce qu’elles sont noires qu’elles ont les mêmes origines. En littérature jeunesse, quand on veut montrer d’autres cultures, ça se transforme généralement en carnaval : on voit des gens débarquer en boubou ou en pagne, on ne sait ni pourquoi, ni comment. Là, je voulais inscrire ces trois femmes dans un quotidien plausible.
Parmi elles, il y a une Antillaise. Certes, elle porte une jupe en madras, mais son t-shirt est neutre. D’autre part, on n’a pas montré la tante sub-saharienne en robe bazin, qui est habituellement réservée pour les mariages, les baptêmes et autres grandes fêtes. L’enjeu étant de valoriser des traits et des personnages que l’on ne voit pas habituellement. Après tout, Adé peut vivre partout en France.
Les papillons noirs de Toni Morrison
L’autre dimension qui m’importe, c’est celle de la poésie. "Comme un million de papillons noirs" est une expression qui provient de "God Help the Child", le roman de l’écrivaine noire Toni Morrison, paru en 2015. Plutôt inattendue dans son œuvre, je mets cette poésie en parallèle avec les termes dépréciatifs employés par Joyce Carol Oates, qui avait décrit les cheveux des femmes noires comme "des fils de barbelés" dans les années 1990.
En parlant de nos cheveux comme une multitude de papillons noirs, j’ai eu le sentiment que Toni Morrison créait un imaginaire, un vocabulaire de la beauté propre à la petite fille noire. En écrivant ces mots, elle nous a rendu quelque chose.
L'écrivaine américaine Toni Morrison, le 27 février 2013 à New York (Bebeto Batthews/SIPA).
C’est en cela que la poésie, omniprésente dans le livre, est importante. Les petites filles noires ont besoin de rêver, de se voir ailleurs que dans des imaginaires de savanes et de palmiers. Ces univers ne sont pas les nôtres. Les enfants noirs n’ont pas de baobabs dans leurs jardins.
Avec cette expression, ces papillons noirs, ce qui est moqué est réhabilité par la poésie. Comme Adé, j’ai passé des heures à être coiffée par ma mère, à la sentir passer de l’huile de coco dans mes cheveux. Je voulais magnifier la beauté de ce quotidien méconnu, réassocier ces rituels à un répertoire de références positives. Ce n’est pas pour rien si Adé cherche les papillons dans ses cheveux, chaque soir avant d’aller se coucher.
Peu à peu, le monde change
Ce que je constate maintenant, c’est qu’il y a une attente à l’égard du livre. Nous avons lancé une campagne de crowdfunding dont l’objectif a été atteint en seulement six jours, on ne s’y attendait pas. Des personnes anglophones s’inquiétaient de savoir s’il y aurait des éditions en anglais avant de contribuer. Ce qui prouve bien qu’il y a un manque quelque part, mais que les choses sont en train de bouger.
D’abord parce qu’on parle de plus en plus de la question du harcèlement à l’école, qu’il relève de la grossophobie, du racisme ou d’un présupposé d’orientation sexuelle. Ensuite parce qu’on est dans une configuration où les femmes noires trouvent d’autres moyens de créer et de produire leurs supports. En 2017, Amandine Gay va réussir à sortir son documentaire sur les femmes noires au cinéma, sans avoir eu de subventions. Les rangs sont en train de bouger.
De mon côté, mon histoire de papillons est éditée par une éditrice indépendante, blanche, qui est consciente des enjeux de diversité dans la littérature. Et cette rencontre a été possible grâce à un post de blog que j’avais écrit sur le sujet. Il y a toute une culture à ébranler, mais nous sommes témoins des premières fissures qui apparaissent.
J’ai voulu interroger l’humilité du lectorat
Maintenant, les lecteurs doivent prendre conscience du pouvoir qu’ils ont sur l’offre littéraire. Plus ils demanderont ce genre d’ouvrages, moins les maisons d’édition pourront continuer de fermer les yeux. Par cela, j’entends aussi dire clairement qu’il faut écouter les histoires des auteur-es noir-es et d’autres professionnels du livre (illustrateurs, éditeurs, etc.). Dire qu’on n’a pas besoin de ces gens parce qu’on a déjà Toni Morrison, Léonora Miano ou encore Marie N’Diaye est irrecevable. Il y a plein d’auteurs blancs, pourquoi pas plein d’auteurs noirs ?
L’universalité n’est pas nécessairement quelque chose de confortable, elle n’est pas là pour rassurer quiconque. Ce que j’interroge maintenant avec ce livre, c’est l’humilité du lectorat, sa capacité à accepter cette position d’inconfort d’où naissent l’éducation et l’instruction. Entendre des gens critiquer un auteur noir en disant :
"Je n’ai pas aimé parce que je ne me suis pas reconnu."
C’est normal, ce n’est pas fait pour. C’est à eux de surpasser leurs habitudes pour s’approprier d’autres histoires qui n’ont pas leurs traits.
"Je vous vois, je sais que vous existez, vous êtes belles"
Avec ce livre, je voulais dire aux petites filles noires : "Je vous vois, je sais que vous existez, et vous êtes belles." Je voulais aussi donner la possibilité au lectorat blanc d’interroger les codes avec lesquels il a été éduqué, de se laisser toucher par l’histoire de cette petite fille noire moquée pour quelque chose qui lui échappe complètement.
Je terminerai en disant qu’il y a beaucoup de femmes noires qui me disent qu’elles auraient aimé, comme moi, avoir ce livre étant enfant. J’ai envie de leur dire : prenez-le. Ça fait du bien d’acheter des choses qu’on aurait voulu voir quand on était petite, c’est un acte de bien-être, de bienveillance envers soi-même.
Par Laura Nsafou
Auteure
Propos recueillis par Henri Rouillier.
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