Lucky Luke et Liberty
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Lucky Luke et Liberty
Dans le dernier album de Lucky Luke scénarisé par JUL et dessiné par ACHDÉ, paru le 2 novembre 2018, le cow-boy escorte le créateur de la Statue de la Liberté, Auguste Bartholdi, à travers les États-Unis et jusqu’à Paris.
Un cow-boy à Paris, 80e album de Lucky Luke, s’ouvre sur un « mirage » : « UN CORNET DE GLACE GÉANT ! ! ! » s’exclame Averell Dalton. En fait, une main, tenant un flambeau, vient de surgir à l’horizon d’une plaine du midwest : image que n’aurait pas reniée Andy Warhol et ses tableaux culte de Liberty ! Ce « fragment gullivérien » a bel et bien existé en 1876, à Philadelphie, à l’Exposition universelle du Centenaire des États-Unis puis, en 1877, à New York, sur Madison Square.
JUL s’est emparé d’une icône : la Statue de la Liberté. Son but est de dynamiser l’imaginaire habituel du « poor lonesome cow-boy » par le romanesque bien réel de notre héroïne conçue et née à Paris.
Si Auguste Bartholdi salue en Lucky Luke, « la légende de l’Ouest », lui, le petit « Frenchie », est encore inconnu du grand public en Amérique comme en France où le chantier du Lion de Belfort vient juste d’ouvrir en 1876. Dans l’album, allusion est faite au nom Bartholdi qui serait italien mais le sculpteur se présente comme « citoyen français » : il l’est et a choisi la France et Paris après que sa ville natale, Colmar, est devenue allemande en 1870. En réalité, Frédéric-Auguste Bartholdi est issu d’une vieille famille bavaroise protestante, venue s’installer à Strasbourg au tournant du XVIIIe siècle : Bartholdi est un patronyme allemand latinisé.
Le dessin mordant d’ACHDÉ n’avantage pas vraiment l’artiste ! Sur deux clichés d’époque, le sculpteur pose bien avec la main glissée, très « napoléonienne », dans sa veste ou son pardessus, mais là s’arrête la ressemblance. Bartholdi, en 1876, est un homme d’une quarantaine d’années, de belle prestance, les traits réguliers et la barbe bien taillée.
JUL le décrit aussi comme le porteur enthousiaste d’un projet surdimensionné et tout à fait mégalo, ce qui reflète un peu la réalité mais la contredit aussi : notre « entrepreneur » est un parfait représentant de la bonne bourgeoisie de province installée à Paris, attaché à la préservation de son patrimoine. C’est un républicain convaincu, un franc-maçon assumé et un artiste en vogue dans les réseaux de pouvoir. JUL présente enfin Bartholdi comme un aventurier solitaire : déception, pour le lecteur, de ne pas découvrir, au détour d’une page, son mariage, le 15 décembre 1876 à Newport, Rhode Island, avec Jeanne Baheux de Puysieux, Française que, selon la version officielle, il venait de rencontrer outre-atlantique. On ne saura jamais si, tous les deux, ont partagé la malle sur mesures Louis Vuitton, que le sculpteur avait commandée pour ses voyages aux Etats-Unis.
Accélérations et compressions sont nécessaires à la temporalité de l’album. Celui-ci commence fin 1876 et s’achève le 28 octobre 1886 avec l’inauguration de la Statue sans que le lecteur en ait conscience. Bartholdi met en réalité près de vingt ans pour mener à bien cette aventure. Liberty, avant même d’exister, reçoit le soutien de trois présidents américains : Grant qui promet l’attribution de Bedloe‘s Island en 1871, Hayes qui l’accorde en 1877 et Cleveland qui inaugure en 1886. Prudent, JUL met en scène un unique Vice-Président yankee comme interlocuteur de Lucky Luke et de Bartholdi !
L’auteur joue aussi avec nos hommes célèbres : Gustave Eiffel et Victor Hugo ! Bartholdi est un découvreur de talents : Gustave Eiffel résout en effet le problème que posait la structure de la colossale statue en cuivre de 2,5 mm d’épaisseur. Il n’intervient cependant qu’à partir de 1879 et succède à Viollet Le Duc, concepteur de l’armature intérieure du bras et de la torche montrés dans l’album. En 1884, Victor Hugo est bien venu, aux Ateliers Gaget&Gauthier, rendre visite à la Statue dépassant les toits parisiens. Il lui avait pourtant fait faux bon en 1876 en ignorant la demande de Gounod d’écrire les paroles d’une cantate à la gloire de Liberty. Et décidément, la rencontre est ratée : les paroles du « Géant » prononcées au pied de la « Géante » en 1884, ne seront pas gravées sur le socle américain.
Dans les années 1870-1880, la politique-spectacle s’incarne dans la Statue, à Paris, à Philadelphie et à New York. Dans l’album, Bartholdi explique à Lucky Luke qu’aux États-Unis « les riches et les puissants nous sont hostiles, mais partout les gens simples sont enthousiastes ! » C’est tout l’inverse ! Dès 1869, le sculpteur mobilise un puissant réseau politique franco-américain : d’abord Édouard de Laboulaye, puis les Républicains les plus en vue en France et, parallèlement, l’Union League Club, un lobby américain abolitionniste très influent, fondé en pleine guerre de Sécession, qui compte des acteurs politiques, financiers, industriels, médiatiques et culturels.
Pour respecter les codes du western tout en les détournant, JUL imagine une tournée de la torche au Far West (belle rencontre avec les Native Americans) qui n’a jamais eu lieu ! Mais il s’est inspiré des encarts publiés dans toute la presse locale pour le financement populaire du socle de la Statue. Or, cette campagne américaine est un échec. Tous les États et toutes les villes sont unanimes : les New-Yorkais doivent payer ! C’est le journal The World, du démocrate Joseph Pulitzer qui sauve la mise. Sa souscription de dernière minute, en 1885, rapporte 100 000 $ en chèques ou en grosses coupures et non en pièces de 50 cents ou d’un dollar : Pulitzer manie très bien le « story telling » qui restera dans la mémoire collective franco-américaine. En France aussi, Bartholdi orchestre une campagne de publicité multi-facettes. JUL imagine un grand gala au saloon de Riverbank : une copie « Far West » de ceux qui ont été organisés à l’Hôtel du Louvre en 1875 et à l’Opéra Garnier en 1876 avec, comme hôtes d’honneur, Alexandre Dumas fils et Offenbach.
Terminons par l’événement parisien le plus tendance de 1882 : le diner organisé par le sculpteur à l’intérieur même du genou de Liberty. Hélas, ni Lucky Luke ni Jolly Jumper ne comptèrent parmi les 25 invités !
Catherine Hodeir
(Commissaire pour la France et auteur dans les catalogues des expositions Liberty à la New York Public Library, juin-septembre 1986 et La Statue de la Liberté au Musée des Arts décoratifs, Paris, octobre 1986-février 1987).
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Les aventures de Lucky Luke d’après Morris, tome 8 : Un cow-boy à Paris, JUL, ACHDÉ, Lucky Comics, 2018.
Images : Lucky Comics
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