L’INTERDICTION A LA MENDICITE
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L’INTERDICTION A LA MENDICITE
Au milieu du XIXe siècle, Cherbuliez, correspondant de l’Institut de France et docteur en droit et en philosophie, remet en question le bien-fondé de l’interdiction de la mendicité, mesure qui selon lui « ne restreint la bienfaisance privée qu’en lui substituant une bienfaisance publique plus coûteuse, plus envahissante, plus dangereuse », fallacieux « cache-misère » traduisant la démission d’un État auquel la notion de justice sociale commanderait plutôt d’assurer le nécessaire à ceux qui en sont réellement dépourvus
Entre le misérable que des vices honteux rendent incapable de pourvoir à ses besoins, d’entretenir sa famille, d’élever ses enfants, et l’ouvrier laborieux qui n’a eu que le tort d’engendrer une famille trop nombreuse, il y a un abîme, dont ni le particulier charitable ni l’Etat ne peuvent faire abstraction, explique Cherbuliez ; le premier, parce que sa conscience ne le lui permet pas ; le second, parce que ses actes ne doivent jamais se trouver en désaccord avec la morale publique.
D’ailleurs, s’il est vrai que le père de famille qui tombe dans l’indigence puisse toujours l’imputer à un défaut de prévoyance dont il est strictement responsable, peut-on en dire autant des êtres qui dépendent de lui : de sa femme, de ses enfants, qui ne peuvent avoir d’autre volonté que la sienne dans tout ce qui concerne leur intérêt commun, l’intérêt économique de la famille ? N’est-ce pas malgré eux, souvent à leur insu, peut-être en dépit de conseils donnés ou d’efforts tentés par eux en prévision de ce malheur, qu’ils ont été entraînés dans l’indigence avec l’homme à qui incombait le devoir de les en préserver ?
Ici encore la bienfaisance rencontre ce dilemme impitoyable, qui ne lui laisse que le choix entre l’abandon de sa tâche et la violation d’un principe salutaire, entre une inconséquence et un danger. Si elle n’assiste pas les enfants et la femme du père de famille imprévoyant, elle fait injustement peser sur eux la responsabilité qu’il devrait supporter seul ; elle frappe l’innocent avec le coupable. Si elle les assiste, elle affranchit le père de famille imprévoyant d’une grande partie de sa responsabilité ; elle assiste de fait le coupable avec l’innocent ; elle s’expose à produire par là, chez tous les pères de famille pauvres, une attente dont l’effet sera déplorable.
Enfin le critère dont il s’agit, en supposant qu’il fût applicable à la bienfaisance privée, ne devrait pas s’appliquer à la bienfaisance publique, dont le but principal est d’empêcher que l’indigence ne devienne une cause de scandale ou d’insécurité. Les indigents les plus vicieux et les plus pervers sont précisément ceux qu’il importe le plus à l’Etat de soustraire au vagabondage, à l’oisiveté, aux dangereuses suggestions de la misère. Ces indigents-là doivent donc être les premiers, Cherbuliez allant jusqu’à dire qu’ils devraient être les seuls objets de la bienfaisance publique.
Pour l’Etat, l’indigence est une maladie du corps social ; ce qui le concerne et l’intéresse, dans ce fait, ce ne sont pas les privations et les souffrances individuelles des indigents, c’est uniquement l’influence que la somme de ces maux individuels peut exercer sur la vie sociale et sur le développement économique. C’est contre ce malaise social qu’il doit lutter ; c’est ce malaise qu’il a mission de repousser, par tous les moyens dont il dispose, comme il repousserait la peste, la guerre ou l’émeute.
Dans cette lutte contre les effets sociaux de l’indigence, contre le fléau du paupérisme, l’Etat doit sans doute s’abstenir, autant que possible, de favoriser l’accroissement du mal qu’il combat ; mais ce n’est pas à des distinctions morales qu’il doit avoir recours pour cela, puisque ce correctif serait en contradiction avec le but même que l’Etat se propose, avec le service que la société attend de son gouvernement.
Abordant la question de l’interdiction de la mendicité, notre auteur estime qu’avec son cortège inévitable de dispositions et d’habitudes vicieuses, elle devient aisément un mal social, un danger, une menace pour la sécurité générale et l’ordre public, dont la sauvegarde est confiée au gouvernement. L’Etat intervient alors pour la protection de ces grands et légitimes intérêts ; il interdit la mendicité ; il en érige les actes en délits, et les punit de peines plus ou moins graves, selon le degré de civilisation auquel la société est parvenue.
Or, l’Etat ne peut pas appliquer ce correctif à la bienfaisance privée sans s’imposer l’obligation d’assister lui-même les indigents qu’il prive de leur unique ressource. La somme d’indigence qu’a produite la bienfaisance privée, et que révèle la mendicité, est un fait donné, qu’on ne supprimerait pas en le négligeant, une charge actuelle, que la société s’est peu à peu imposée et qu’elle ne saurait secouer tout à coup. L’Etat peut statuer pour l’avenir, selon ses lumières ; mais il doit avant tout pourvoir aux besoins présents, que l’aumône a créés et auxquels l’aumône va être retirée.
En lui-même, d’ailleurs, l’acte de mendier n’a rien d’immoral, rien de répréhensible. Quoi de plus naturel et de plus légitime, pour celui qui manque du nécessaire, que d’implorer la pitié ou la charité de ceux qui ont le superflu ? Un tel acte ne devient immoral que si la privation du nécessaire n’existe pas, si elle est simulée et faussement alléguée, en vue d’exploiter la pitié et la bienveillance d’autrui ; car, alors, il prend le caractère d’un mensonge intéressé, d’une fraude calculée, en un mot d’une escroquerie.
Pour que l’Etat puisse ériger en délits tous les actes de mendicité, il faut donc qu’il leur donne à tous ce caractère de mensonge intéressé, en fournissant et en assurant le nécessaire à ceux qui en sont réellement dépourvus. Une justice évidente et une logique rigoureuse imposent donc à l’Etat, qui veut interdire la mendicité, l’obligation d’assister les mendiants. L’obligation ne naîtrait pas si l’interdiction n’était pas prononcée ; mais l’interdiction prononcée ne se réaliserait pas, elle serait nécessairement éludée, violée, bientôt mise en oubli, si l’obligation n’était pas acceptée ou si elle n’était pas remplie.
Or, une fois que la bienfaisance publique est ainsi organisée en vue des besoins présents, elle produit son effet normal, qui est d’entretenir, de perpétuer, d’accroître l’indigence, par conséquent de se perpétuer elle-même et de s’étendre en se rendant de plus en plus nécessaire. L’interdiction de la mendicité ne restreint la bienfaisance privée qu’en lui substituant une bienfaisance publique plus coûteuse, plus envahissante, plus dangereuse ; c’est un correctif illusoire et fallacieux, semblable à certains remèdes, qui, étant appliqués à une éruption locale, refoulent dans la masse du sang l’humeur que cette éruption en faisait sortir, et ne guérissent le mal visible qu’en y substituant des ravages latents, beaucoup plus graves et plus douloureux.
L’état du paupérisme dans un pays est communément apprécié, surtout par les étrangers, d’après le nombre des mendiants qu’on y rencontre. C’est un jugement tout à fait erroné. Les populations de mendiants ne se multiplient point, comme celles qui sont régulièrement assistées par la bienfaisance publique ; elles tendent, au contraire, à décroître.
Plus loin, Cherbuliez confie que, bien loin d’admettre que l’étendue relative de l’indigence dans divers pays soit en raison directe du nombre des mendiants qu’on y rencontre, il est porté à croire, sans oser toutefois l’affirmer, qu’elle y est en raison inverse de ce nombre. La mendicité est une chose visible, que l’on mesure de l’œil par le bruit et le mouvement qu’elle occasionne, tandis que l’indigence générale est en grande partie latente et ne se révèle, dans ses proportions véritables, qu’aux regards d’un observateur très patient et très attentif.
Mesurer la seconde par la première, c’est mesurer la profondeur des eaux par l’agitation qui se produit à leur surface. Le bruit même et le mouvement qui accompagnent la mendicité, contribuent à empêcher l’indigence de s’accroître, en tenant l’attention du public constamment éveillée sur les symptômes par lesquels se révèle cet accroissement.
Cherbuliez avertit le lecteur de ne point donner à ses conclusions un sens absolu. L’interdiction de la mendicité n’est point une mesure économique ; c’est une mesure ou une loi d’ordre public, dont les motifs appartiennent à un ordre d’idées très différent de celui dans lequel il se renferme ici, précise-t-il encore.
(D’après « Précis de la science économique
et de ses principales applications » (Tome 2), paru en 1862)
Entre le misérable que des vices honteux rendent incapable de pourvoir à ses besoins, d’entretenir sa famille, d’élever ses enfants, et l’ouvrier laborieux qui n’a eu que le tort d’engendrer une famille trop nombreuse, il y a un abîme, dont ni le particulier charitable ni l’Etat ne peuvent faire abstraction, explique Cherbuliez ; le premier, parce que sa conscience ne le lui permet pas ; le second, parce que ses actes ne doivent jamais se trouver en désaccord avec la morale publique.
D’ailleurs, s’il est vrai que le père de famille qui tombe dans l’indigence puisse toujours l’imputer à un défaut de prévoyance dont il est strictement responsable, peut-on en dire autant des êtres qui dépendent de lui : de sa femme, de ses enfants, qui ne peuvent avoir d’autre volonté que la sienne dans tout ce qui concerne leur intérêt commun, l’intérêt économique de la famille ? N’est-ce pas malgré eux, souvent à leur insu, peut-être en dépit de conseils donnés ou d’efforts tentés par eux en prévision de ce malheur, qu’ils ont été entraînés dans l’indigence avec l’homme à qui incombait le devoir de les en préserver ?
Ici encore la bienfaisance rencontre ce dilemme impitoyable, qui ne lui laisse que le choix entre l’abandon de sa tâche et la violation d’un principe salutaire, entre une inconséquence et un danger. Si elle n’assiste pas les enfants et la femme du père de famille imprévoyant, elle fait injustement peser sur eux la responsabilité qu’il devrait supporter seul ; elle frappe l’innocent avec le coupable. Si elle les assiste, elle affranchit le père de famille imprévoyant d’une grande partie de sa responsabilité ; elle assiste de fait le coupable avec l’innocent ; elle s’expose à produire par là, chez tous les pères de famille pauvres, une attente dont l’effet sera déplorable.
Enfin le critère dont il s’agit, en supposant qu’il fût applicable à la bienfaisance privée, ne devrait pas s’appliquer à la bienfaisance publique, dont le but principal est d’empêcher que l’indigence ne devienne une cause de scandale ou d’insécurité. Les indigents les plus vicieux et les plus pervers sont précisément ceux qu’il importe le plus à l’Etat de soustraire au vagabondage, à l’oisiveté, aux dangereuses suggestions de la misère. Ces indigents-là doivent donc être les premiers, Cherbuliez allant jusqu’à dire qu’ils devraient être les seuls objets de la bienfaisance publique.
Pour l’Etat, l’indigence est une maladie du corps social ; ce qui le concerne et l’intéresse, dans ce fait, ce ne sont pas les privations et les souffrances individuelles des indigents, c’est uniquement l’influence que la somme de ces maux individuels peut exercer sur la vie sociale et sur le développement économique. C’est contre ce malaise social qu’il doit lutter ; c’est ce malaise qu’il a mission de repousser, par tous les moyens dont il dispose, comme il repousserait la peste, la guerre ou l’émeute.
Dans cette lutte contre les effets sociaux de l’indigence, contre le fléau du paupérisme, l’Etat doit sans doute s’abstenir, autant que possible, de favoriser l’accroissement du mal qu’il combat ; mais ce n’est pas à des distinctions morales qu’il doit avoir recours pour cela, puisque ce correctif serait en contradiction avec le but même que l’Etat se propose, avec le service que la société attend de son gouvernement.
Abordant la question de l’interdiction de la mendicité, notre auteur estime qu’avec son cortège inévitable de dispositions et d’habitudes vicieuses, elle devient aisément un mal social, un danger, une menace pour la sécurité générale et l’ordre public, dont la sauvegarde est confiée au gouvernement. L’Etat intervient alors pour la protection de ces grands et légitimes intérêts ; il interdit la mendicité ; il en érige les actes en délits, et les punit de peines plus ou moins graves, selon le degré de civilisation auquel la société est parvenue.
Or, l’Etat ne peut pas appliquer ce correctif à la bienfaisance privée sans s’imposer l’obligation d’assister lui-même les indigents qu’il prive de leur unique ressource. La somme d’indigence qu’a produite la bienfaisance privée, et que révèle la mendicité, est un fait donné, qu’on ne supprimerait pas en le négligeant, une charge actuelle, que la société s’est peu à peu imposée et qu’elle ne saurait secouer tout à coup. L’Etat peut statuer pour l’avenir, selon ses lumières ; mais il doit avant tout pourvoir aux besoins présents, que l’aumône a créés et auxquels l’aumône va être retirée.
En lui-même, d’ailleurs, l’acte de mendier n’a rien d’immoral, rien de répréhensible. Quoi de plus naturel et de plus légitime, pour celui qui manque du nécessaire, que d’implorer la pitié ou la charité de ceux qui ont le superflu ? Un tel acte ne devient immoral que si la privation du nécessaire n’existe pas, si elle est simulée et faussement alléguée, en vue d’exploiter la pitié et la bienveillance d’autrui ; car, alors, il prend le caractère d’un mensonge intéressé, d’une fraude calculée, en un mot d’une escroquerie.
Pour que l’Etat puisse ériger en délits tous les actes de mendicité, il faut donc qu’il leur donne à tous ce caractère de mensonge intéressé, en fournissant et en assurant le nécessaire à ceux qui en sont réellement dépourvus. Une justice évidente et une logique rigoureuse imposent donc à l’Etat, qui veut interdire la mendicité, l’obligation d’assister les mendiants. L’obligation ne naîtrait pas si l’interdiction n’était pas prononcée ; mais l’interdiction prononcée ne se réaliserait pas, elle serait nécessairement éludée, violée, bientôt mise en oubli, si l’obligation n’était pas acceptée ou si elle n’était pas remplie.
Or, une fois que la bienfaisance publique est ainsi organisée en vue des besoins présents, elle produit son effet normal, qui est d’entretenir, de perpétuer, d’accroître l’indigence, par conséquent de se perpétuer elle-même et de s’étendre en se rendant de plus en plus nécessaire. L’interdiction de la mendicité ne restreint la bienfaisance privée qu’en lui substituant une bienfaisance publique plus coûteuse, plus envahissante, plus dangereuse ; c’est un correctif illusoire et fallacieux, semblable à certains remèdes, qui, étant appliqués à une éruption locale, refoulent dans la masse du sang l’humeur que cette éruption en faisait sortir, et ne guérissent le mal visible qu’en y substituant des ravages latents, beaucoup plus graves et plus douloureux.
L’état du paupérisme dans un pays est communément apprécié, surtout par les étrangers, d’après le nombre des mendiants qu’on y rencontre. C’est un jugement tout à fait erroné. Les populations de mendiants ne se multiplient point, comme celles qui sont régulièrement assistées par la bienfaisance publique ; elles tendent, au contraire, à décroître.
Plus loin, Cherbuliez confie que, bien loin d’admettre que l’étendue relative de l’indigence dans divers pays soit en raison directe du nombre des mendiants qu’on y rencontre, il est porté à croire, sans oser toutefois l’affirmer, qu’elle y est en raison inverse de ce nombre. La mendicité est une chose visible, que l’on mesure de l’œil par le bruit et le mouvement qu’elle occasionne, tandis que l’indigence générale est en grande partie latente et ne se révèle, dans ses proportions véritables, qu’aux regards d’un observateur très patient et très attentif.
Mesurer la seconde par la première, c’est mesurer la profondeur des eaux par l’agitation qui se produit à leur surface. Le bruit même et le mouvement qui accompagnent la mendicité, contribuent à empêcher l’indigence de s’accroître, en tenant l’attention du public constamment éveillée sur les symptômes par lesquels se révèle cet accroissement.
Cherbuliez avertit le lecteur de ne point donner à ses conclusions un sens absolu. L’interdiction de la mendicité n’est point une mesure économique ; c’est une mesure ou une loi d’ordre public, dont les motifs appartiennent à un ordre d’idées très différent de celui dans lequel il se renferme ici, précise-t-il encore.
(D’après « Précis de la science économique
et de ses principales applications » (Tome 2), paru en 1862)
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