Mon métier ? Tueur en série (dans un abattoir)
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Mon métier ? Tueur en série (dans un abattoir)
article nouvel obs
veau avant son passage à l'abattoir. (©Pixabay )
Dans la collection créée par Pierre Rosanvallon, “Raconter la vie”, Stéphane Geffroy publie “A l'abattoir”, où il dévoile les coulisses sordides du sacro-saint lieu de la viande rouge
Une pointe de couteau mal placée quand on vide les boyaux, et ça peut être l’explosion à la gueule de ce que vous pouvez imaginer.» Stéphane Geffroy travaille depuis plus de 26 ans à l’abattoir de Liffré en Bretagne. Il raconte son quotidien dans un livre, depuis son arrivée là-bas, quand ce n'était encore pour lui qu'un job d'été, jusqu'à ce qu'il y devienne délégué syndical.
La première fois qu’il met les pieds dans l'abattoir, c’est «le choc».L’«odeur âcre», le «sang qui gicle», le «bruit assourdissant»des machines, tout y est. Quand la bête arrive, on la chouchoute pour qu’elle «déstresse». Elle attend tranquillement sa mort en écoutant du Mozart au frais sous les brumisateurs. Ensuite, c’est direction la tuerie, où elle ressort en deux morceaux avant de passer à la triperie pour une séance d’épilation et désergotage de panses et boyaux. A la fin de la chaîne, la bête finit au désossage, où les carcasses sont découpées en jolis petits morceaux mis sous cellophane.
Geffroy ne lésine pas sur les images, c’est tant mieux. Le sang qui «s’écoule d’un tronc décapité», «l’odeur acide des bouses, des panses, de poils brûlés et de boyaux», on s’y croirait. Alors que les dirigeants des abattoirs veulent en faire des lieux cachés, interdisant les photos et muselant le personnel, alors que «tout ce qui s’y passait devait rester secret», Stéphane dit tout, sans honte ni fausse pudeur.
L’abattoir, c’est un peu le «cœur du monde», l’ouvrier qui y travaille a le sentiment de faire «quelque chose d’important et utile».En effet on apprend que les poumons sont transformés en croquettes pour chats et chiens, les cornes et sabots en plaquettes de frein, la bile en shampoing, et que les calculs de la vessie font le bonheur des laboratoires pharmaceutiques, au grand dam des défenseurs des animaux.
Alors que tout le monde s’affole pour dénoncer la maltraitance des animaux dans les abattoirs, ce que Stéphane Geffroy n’oublie pas, lui nous parle aussi d’une maltraitance dont on parle bien moins, celle des ouvriers. «Derrière les biftecks, les jambons et les gigots, il y a beaucoup de sueur d’hommes, de maladies professionnelles et d’accidents du travail», raconte-t-il.
“C’est toujours dramatique, le travail”: un ouvrier rouennais raconte l'usine
Ceux qui travaillent là, au milieu des viscères et des boyaux, n’ont pas fait d’études. Même si le métier est peu ragoûtant, il paie plutôt bien. 1300 euros à l’embauche, presque 1900 en fin de carrière pour les postes les plus pénibles, il permet d’avoir l’argent qu’il faut pour «regarder l’avenir sans être stressé». Et pourtant, le travail lui en cause, des insomnies et des blessures, qui sont aussi bien physiques que psychologiques. «La pression permanente» du travail à la chaîne, la sonnette qui résonne toutes les quinze minutes, il faut respecter la cadence, ne jamais lâcher, même quand le corps est fatigué de porter des têtes coupées. L’ouvrier n’est «qu’un pion qui doit rester à sa place.»
Stéphane Geffroy n’y est pas resté, à sa place d’ouvrier taiseux. Lassé de se faire hurler dessus par son chef, de voir débarquer la patronne manucurée en Jaguar et de supporter ce «mélange de peur et de mépris»à son égard, il a fini par rejoindre les syndicats. «Ça nous a fait mal d’entendre Macron parler des ouvrières et des ouvriers de chez nous comme de pauvres illettrés»,raconte celui qui, comme tous ses collègues, lit attentivement «la Vache bavarde», le journal créé par le Comité d'Entreprise.
L'"illettrée" de Macron, c'est elle
Avec l'aide de Pierre Rosanvallon, StéphaneGeffroy a écrit ici un un bien beau livre. Grâce au CE et aux réunions syndicales, l’employé y devient une personne: il voyage, apprend à parler en public, découvre qu’il a son mot à dire. Et puis, un beau jour, à sa plus grande surprise, Stéphane est désigné juré à la Cour d’Assises de Rennes.
Rien que ça, c’est un «choc», un autre que celui de rentrer dans un abattoir. C'est être considéré comme «un personnage important», et avoir une «responsabilité très forte sur les épaules.»D’ouvrier-tueur, Stéphane est devenu délégué du personnel, juré, et désormais écrivain, il ne voit plus son avenir dans l’abattoir. D’ailleurs, qui rêve d'être muselé à la chaîne de la viande toute sa vie? Ce «paria, ouvrier un peu primaire»est devenu un citoyen comme les autres. N'en déplaise à ceux qui meuglent que les ouvriers doivent se taire.
Virginie Cresci
Aymeric Caron : “La protection animale est le marxisme du XXIe siècle”
J’ai failli tomber dans les pommes et dégueuler, les deux en même temps je crois. L’odeur qui m’avait saisi à la gorge était insupportable et le tintamarre des sons métalliques était assourdissant, il me vrillait la tête. J’ai eu le réflexe de fermer les yeux et de bloquer ma respiration pour essayer de tenir le coup. C’était comme si j’avais été précipité dans une rivière en crue et que je cherchais à éviter la noyade. En une seconde, des images de mort et d’enfer me sont passées par la tête. Le gars a senti que je marquais un temps d’arrêt et il s’est retourné en me lâchant, un peu impatient : «Alors, tu viens ?» Je lui ai emboîté le pas dans un état second, les yeux scotchés sur ses bottes qui traçaient le chemin. Je ne les ai levés que lorsqu’il s’est arrêté devant un grand gaillard et m’a dit: «Fabrice va t’expliquer le boulot sur ton poste.» Et il a tourné les talons.
Matthieu Ricard : "Tuer une vache, c'est quand même un petit meurtre"
Je venais d’entrer dans la tuerie de l’abattoir de Liffré. J’avais atterri là parce que je cherchais un job d’été, ou un petit boulot d’attente comme on dit. Christophe, un copain qui y travaillait, m’avait dit qu’ils cherchaient des saisonniers pour remplacer les ouvriers en congé. Ils m’ont mis dans le début de la chaîne. Je devais enregistrer sur un clavier le numéro d’identification de la bête inscrit sur la pièce de plastique attachée à son oreille, puis sectionner au couteau les deux pattes avant au niveau des rotules.
C’était beaucoup plus dur que de découper un poulet : il y avait une grosse articulation à bien trouver et je me tordais ensuite le dos pour jeter les pattes dans un bac. Avec le bruit, l’odeur et la vue du sang, c’était très, très pénible. Le premier soir j’avais été à peine capable de tenir le volant de ma bagnole tellement j’avais le dos en compote. Mais je me suis accroché. Je ne voulais pas décevoir le copain qui m’avait aidé à avoir ce boulot. Et puis l’ambiance entre la trentaine de gars qui travaillaient dans l’atelier était vraiment bonne et surtout le boulot n’était pas trop mal payé. Mais le job d’attente un peu spécial s’est prolongé, et vingt-six ans plus tard, je suis toujours là. C’est toute mon histoire.
A l'abattoir, par Stéphane Geffroy,
Collection "Raconter la vie", Seuil, 112 p., 7,90 euros.
veau avant son passage à l'abattoir. (©Pixabay )
Dans la collection créée par Pierre Rosanvallon, “Raconter la vie”, Stéphane Geffroy publie “A l'abattoir”, où il dévoile les coulisses sordides du sacro-saint lieu de la viande rouge
Une pointe de couteau mal placée quand on vide les boyaux, et ça peut être l’explosion à la gueule de ce que vous pouvez imaginer.» Stéphane Geffroy travaille depuis plus de 26 ans à l’abattoir de Liffré en Bretagne. Il raconte son quotidien dans un livre, depuis son arrivée là-bas, quand ce n'était encore pour lui qu'un job d'été, jusqu'à ce qu'il y devienne délégué syndical.
La première fois qu’il met les pieds dans l'abattoir, c’est «le choc».L’«odeur âcre», le «sang qui gicle», le «bruit assourdissant»des machines, tout y est. Quand la bête arrive, on la chouchoute pour qu’elle «déstresse». Elle attend tranquillement sa mort en écoutant du Mozart au frais sous les brumisateurs. Ensuite, c’est direction la tuerie, où elle ressort en deux morceaux avant de passer à la triperie pour une séance d’épilation et désergotage de panses et boyaux. A la fin de la chaîne, la bête finit au désossage, où les carcasses sont découpées en jolis petits morceaux mis sous cellophane.
Geffroy ne lésine pas sur les images, c’est tant mieux. Le sang qui «s’écoule d’un tronc décapité», «l’odeur acide des bouses, des panses, de poils brûlés et de boyaux», on s’y croirait. Alors que les dirigeants des abattoirs veulent en faire des lieux cachés, interdisant les photos et muselant le personnel, alors que «tout ce qui s’y passait devait rester secret», Stéphane dit tout, sans honte ni fausse pudeur.
Qu'est-ce que ça fait d'être un “chien à punk”? Ou une vache laitière?
L’abattoir, c’est un peu le «cœur du monde», l’ouvrier qui y travaille a le sentiment de faire «quelque chose d’important et utile».En effet on apprend que les poumons sont transformés en croquettes pour chats et chiens, les cornes et sabots en plaquettes de frein, la bile en shampoing, et que les calculs de la vessie font le bonheur des laboratoires pharmaceutiques, au grand dam des défenseurs des animaux.
Alors que tout le monde s’affole pour dénoncer la maltraitance des animaux dans les abattoirs, ce que Stéphane Geffroy n’oublie pas, lui nous parle aussi d’une maltraitance dont on parle bien moins, celle des ouvriers. «Derrière les biftecks, les jambons et les gigots, il y a beaucoup de sueur d’hommes, de maladies professionnelles et d’accidents du travail», raconte-t-il.
“C’est toujours dramatique, le travail”: un ouvrier rouennais raconte l'usine
Ceux qui travaillent là, au milieu des viscères et des boyaux, n’ont pas fait d’études. Même si le métier est peu ragoûtant, il paie plutôt bien. 1300 euros à l’embauche, presque 1900 en fin de carrière pour les postes les plus pénibles, il permet d’avoir l’argent qu’il faut pour «regarder l’avenir sans être stressé». Et pourtant, le travail lui en cause, des insomnies et des blessures, qui sont aussi bien physiques que psychologiques. «La pression permanente» du travail à la chaîne, la sonnette qui résonne toutes les quinze minutes, il faut respecter la cadence, ne jamais lâcher, même quand le corps est fatigué de porter des têtes coupées. L’ouvrier n’est «qu’un pion qui doit rester à sa place.»
Stéphane Geffroy n’y est pas resté, à sa place d’ouvrier taiseux. Lassé de se faire hurler dessus par son chef, de voir débarquer la patronne manucurée en Jaguar et de supporter ce «mélange de peur et de mépris»à son égard, il a fini par rejoindre les syndicats. «Ça nous a fait mal d’entendre Macron parler des ouvrières et des ouvriers de chez nous comme de pauvres illettrés»,raconte celui qui, comme tous ses collègues, lit attentivement «la Vache bavarde», le journal créé par le Comité d'Entreprise.
L'"illettrée" de Macron, c'est elle
Avec l'aide de Pierre Rosanvallon, StéphaneGeffroy a écrit ici un un bien beau livre. Grâce au CE et aux réunions syndicales, l’employé y devient une personne: il voyage, apprend à parler en public, découvre qu’il a son mot à dire. Et puis, un beau jour, à sa plus grande surprise, Stéphane est désigné juré à la Cour d’Assises de Rennes.
Rien que ça, c’est un «choc», un autre que celui de rentrer dans un abattoir. C'est être considéré comme «un personnage important», et avoir une «responsabilité très forte sur les épaules.»D’ouvrier-tueur, Stéphane est devenu délégué du personnel, juré, et désormais écrivain, il ne voit plus son avenir dans l’abattoir. D’ailleurs, qui rêve d'être muselé à la chaîne de la viande toute sa vie? Ce «paria, ouvrier un peu primaire»est devenu un citoyen comme les autres. N'en déplaise à ceux qui meuglent que les ouvriers doivent se taire.
Virginie Cresci
Aymeric Caron : “La protection animale est le marxisme du XXIe siècle”
Extrait : “Le travail d’une vie”
La première fois que je suis entré à la tuerie, ça a été violent. Je m’en souviens encore aujourd’hui. J’étais sorti du vestiaire après avoir enfilé la pile de vêtements et les bottes qu’on m’avait données à la lingerie. Casquette, pantalon, t-shirt, veste, tablier: j’étais en blanc de la tête aux pieds. En me regardant dans le miroir un peu écaillé près de la porte, je m’étais trouvé une petite ressemblance avec les personnages de la série Urgences qui avait alors du succès à la télé. Mais je n’ai pas eu le temps d’y penser plus longtemps car le sous-chef qui m’attendait, un gars trapu à petite moustache, m’a lancé d’un air un peu fatigué: «Tu me suis.» Nous avons parcouru une trentaine de mètres puis il a poussé un battant de la lourde porte en plastique opaque devant laquelle nous étions arrivés. Et là, ça a été le choc.J’ai failli tomber dans les pommes et dégueuler, les deux en même temps je crois. L’odeur qui m’avait saisi à la gorge était insupportable et le tintamarre des sons métalliques était assourdissant, il me vrillait la tête. J’ai eu le réflexe de fermer les yeux et de bloquer ma respiration pour essayer de tenir le coup. C’était comme si j’avais été précipité dans une rivière en crue et que je cherchais à éviter la noyade. En une seconde, des images de mort et d’enfer me sont passées par la tête. Le gars a senti que je marquais un temps d’arrêt et il s’est retourné en me lâchant, un peu impatient : «Alors, tu viens ?» Je lui ai emboîté le pas dans un état second, les yeux scotchés sur ses bottes qui traçaient le chemin. Je ne les ai levés que lorsqu’il s’est arrêté devant un grand gaillard et m’a dit: «Fabrice va t’expliquer le boulot sur ton poste.» Et il a tourné les talons.
Matthieu Ricard : "Tuer une vache, c'est quand même un petit meurtre"
Je venais d’entrer dans la tuerie de l’abattoir de Liffré. J’avais atterri là parce que je cherchais un job d’été, ou un petit boulot d’attente comme on dit. Christophe, un copain qui y travaillait, m’avait dit qu’ils cherchaient des saisonniers pour remplacer les ouvriers en congé. Ils m’ont mis dans le début de la chaîne. Je devais enregistrer sur un clavier le numéro d’identification de la bête inscrit sur la pièce de plastique attachée à son oreille, puis sectionner au couteau les deux pattes avant au niveau des rotules.
C’était beaucoup plus dur que de découper un poulet : il y avait une grosse articulation à bien trouver et je me tordais ensuite le dos pour jeter les pattes dans un bac. Avec le bruit, l’odeur et la vue du sang, c’était très, très pénible. Le premier soir j’avais été à peine capable de tenir le volant de ma bagnole tellement j’avais le dos en compote. Mais je me suis accroché. Je ne voulais pas décevoir le copain qui m’avait aidé à avoir ce boulot. Et puis l’ambiance entre la trentaine de gars qui travaillaient dans l’atelier était vraiment bonne et surtout le boulot n’était pas trop mal payé. Mais le job d’attente un peu spécial s’est prolongé, et vingt-six ans plus tard, je suis toujours là. C’est toute mon histoire.
A l'abattoir, par Stéphane Geffroy,
Collection "Raconter la vie", Seuil, 112 p., 7,90 euros.
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