Comment réduire la pauvreté?
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Comment réduire la pauvreté?
Comment réduire la pauvreté?
article slate
Axelle Brodiez-Dolino et Christophe Fourel et Nonfiction
mis à jour le 26.05.2016 à 17 h 07
Le dernier ouvrage des économistes Denis Clerc et Michel Dollé offre une analyse constructive des politiques de lutte contre la pauvreté.
Alors que la France est, en Europe, le pays qui consacre la part la plus importante de son PIB à la protection sociale, elle n’atteint que des résultats moyens en matière de lutte contre la pauvreté et contre le chômage. Plus de 13% de sa population est en situation de pauvreté, soit un «gigantesque gâchis humain»; et le problème est bien antérieur à la crise des années 2008, nombre de facteurs s’avérant de nature structurelle. Enfin, toute une part des politiques publiques repose sur le fameux trickle down, hypothétique «effet de ruissellement» économique du haut en bas de la société, séduisant sur le papier mais largement inopérant en pratique
«Les plus démunis sont souvent ignorés des embellies caractérisées par la création d’emplois et d’activités génératrices de revenus supplémentaires. Dans le meilleur des cas, un petit nombre, composé de ceux qui ont le plus d’atouts ou de chances, parvient à s’accrocher à l’un de ces navires qui monte.»
À LIRE AUSSI
Les croyances à l'origine des inégalités
Il y a donc urgence à agir autrement, d’autant que, nous montrent de façon convaincante les auteurs, «réduire la pauvreté» est «un défi à notre portée» par nombre d’adaptations qui n’ont rien de révolutionnaire (l’objectif étant ici, au contraire, de «trouver des voies réalistes» et de ne pas dépenser plus, mais mieux) et relèvent principalement de la lutte contre la pauvreté laborieuse d’une part, et de l’investissement social de l’autre
Sur ces sujets, les deux économistes et anciens rapporteurs au Conseil de l’emploi, des revenus et de la cohésion sociale (Cerc) sont en terrain connu. Alors que Denis Clerc, par ailleurs fondateur et longtemps directeur d’Alternatives économiques, et aujourd’hui –entre autres– président de la Fnars Franche-Comté, est notamment l’auteur de La France des travailleurs pauvres (2008) et de La paupérisation des Français (2010), on doit à Michel Dollé Investir dans le social(2009, avec Jacques Delors) et Pour un renouveau des politiques de l’éducation (2012). On trouvera d’ailleurs d’abondantes traces de ces précédents ouvrages dans celui-ci. L’intérêt n’est donc pas son caractère nouveau mais l’alliance de deux compétences complémentaires au service d’une mise sur le papier synthétique et didactique, mêlant analyse des causes et proposition de solutions concrètes. Bref, une sorte de vade-mecum d’utilité publique, idoine pour mieux comprendre les enjeux de la pauvreté-précarité – et qui redonnera un peu d’espoir aux fatalistes.
Politiques de la lutte contre la pauvreté
Alors que le premier chapitre revient sur les origines européennes des politiques de lutte contre la pauvreté (structuration de l’Ancien Régime au XIXe siècle de la dichotomie «bons»/«mauvais» pauvres et séculaire stigmatisation des pauvres aptes au travail, développement anglais du workfare, tournants du XXe siècle), le deuxième s’attache à comprendre les transformations contemporaines en matière d’emploi (passage à une économie de services, montée des professions supérieures, disjonction entre lieux de vie et de travail…), leur non-anticipation et leur non-accompagnement par les politiques publiques.
La paupérisation ne tient donc pas tant à des caractéristiques individuelles qu’à des déterminants sociaux (éducation, formation, santé, logement, mobilité, isolement et mal-être provoqués par le chômage, etc.), contre lesquels il convient d’agir à la racine. On retrouvera notamment ici les analyses de John Rawls (option prioritaire pour les pauvres, pour paraphraser la doctrine sociale de l’Église catholique) et d’Amartya Sen («capabilités»), déjà antérieurement mobilisées par Michel Dollé, mais aussi celles d’Axel Honneth sur la reconnaissance. Cette «option prioritaire»est d’autant plus nécessaire qu’elle est économiquement payante: comme l’ont montré les travaux de Thomas Piketty, une forte taxation des revenus les plus élevés (ainsi dans les pays occidentaux de l’entre-deux-guerres aux Trente Glorieuses) réduit l’éventail des inégalités et permet de lutter efficacement contre la pauvreté sans affecter la croissance, tandis qu’une faible taxation (ainsi dans les politiques néo-conservatrices anglo-saxonnes) creuse les écarts par les deux bouts –en enrichissant inutilement les riches tout en appauvrissant de façon dommageable les pauvres
La paupérisation ne tient donc pas tant à des caractéristiques individuelles qu’à des déterminants sociaux, contre lesquels il convient d’agir à la racine
Les auteurs s’attachent aussi à la (dé-)construction des taux de pauvreté (absolue, relative, multidimensionnelle, subjective; diachroniquement et synchroniquement mouvante selon les modes et niveaux de vie dominants, d’où l’apparition européenne des «indices de privation matérielle»; etc.). Ce qui permet de pointer les possibles stratégies politiques: puisque la moitié des travailleurs pauvres (860.000 sur 1,93 million) sont situés entre les seuils de 60 et 50% du revenu médian, concentrer les aides sur les personnes proches du seuil permet d’obtenir rapidement des résultats chiffrés, et ce pour un coût budgétaire très modéré; inversement, revaloriser le RSA-socle n’aura que peu d’effet sur le taux de pauvreté, mais avec un réel bénéfice pour les plus pauvres.
«L’efficacité politique pousse [ainsi] à laisser les plus pauvres là où ils sont, et à ne s’occuper que de ceux qui sont les plus proches de la sortie. Cette forme d’écrémage est exactement l’inverse d’une politique “à la Rawls” donnant la priorité aux plus démunis.» Cette masse de travailleurs pauvres qui franchit, de façon souvent oscillatoire, le seuil de pauvreté, explique par ailleurs la proportion très élevée de Français qui, dans les sondages, expriment (légitimement donc) leur crainte de basculer dans la pauvreté –selon les derniers chiffres (2015) du ministère des Affaires sociales, 25% pensent qu’ils risquent de devenir pauvres dans les cinq prochaines années.
«De longue haleine, mais à notre portée»
Viennent à partir du quatrième chapitre les analyses plus ciblées et les propositions concrètes. D’abord, «réduire la pauvreté laborieuse»: parmi les personnes en situation de pauvreté qui ne sont ni retraitées ni en formation, plus de deux tiers sont en emploi ou en recherche active –ce qui permet une nouvelle fois, si besoin était encore, de tordre le cou à l’idée pernicieuse selon laquelle les pauvres sont des fainéants qui prendraient plaisir et loisir à être «assistés».
Car l’emploi, fragilisé conjoncturellement par la crise et structurellement par le développement de ses formes précaires (temps partiels, CDD, intérims, emplois aidés, apprentissage, statut d’indépendant,...), protège de moins en moins: moindres droits sociaux, plus fort risque pour les ménages de ne pas pouvoir compter sur un double salaire (d’autant que se développe parallèlement la monoparentalité), durée dilatée pour les jeunes d’insertion stable sur le marché du travail, développement du chômage de longue durée, etc. Dans ce «conflit entre les exigences économiques» (celles, pour les entreprises, de compétitivité et de flexibilité) «et les exigences sociales», nombre de pistes restent pourtant à explorer: ainsi dans les secteurs de l’aide à la personne, les modes de taxation des CDD, la lutte contre l’échec scolaire ou encore la formation initiale et continue.
L’autre problème à prendre à bras-le-corps est la pauvreté juvénile: en 2013, un tiers des personnes en situation de pauvreté ont moins de 18 ans –soit proportionnellement la tranche d’âge la plus touchée. Ce qui est aussi injuste qu’économiquement suicidaire, puisque la pauvreté est à très fort risque de reproduction générationnelle
Or à nouveau, nombre de solutions existent, pour partie inspirée des (bons) résultats scandinaves: accroissement, pour la petite enfance, des placements en lieux collectifs financièrement accessibles et aux horaires adaptés (pour favoriser l’éveil de l’enfant, minimiser le rôle des influences socio-économiques et culturelles sur son développement, permettre le retour à l’emploi des parents); à partir du primaire, de l’accueil périscolaire (aide aux devoirs, indépendante du niveau éducatif des parents et des conditions de travail à la maison; loisirs pour les enfants qui ne partent pas en vacances); refonte des politiques de soutien aux cours particuliers à domicile, restructuration des prestations familiales et des réductions d’impôts; inversion de l’atypisme français où les allocations sont croissantes avec l’âge; lutte contre le décrochage scolaire et les sorties sans diplôme; minimisation des ruptures entre primaire et collège; etc. Pour briser la triste palme française, dans les classements Pisa, du pays où les inégalités sociales expliquent le plus les inégalités scolaires, «l’État et la société doivent (donc) apporter plus à ceux qui sont le moins dotés par leur famille» –et ce, non pas tant sous forme monétaire que d’offres de services.
Ces politiques de moyen et long terme doivent toutefois continuer de s’accompagner, dans l’immédiat, d’aides polymorphes: minima sociaux (non exempts de dysfonctionnements et d’effets pervers), dispositifs complémentaires des revenus d’activité pour la pauvreté laborieuse (qui permettent tout à la fois de réduire l’intensité de la pauvreté et d’en franchir le seuil, mais sont eux aussi améliorables), développement des logements accompagnés (notamment CHRS) et très sociaux, emplois aidés des structures d’insertion par l’activité économique (bien plus efficaces en terme d’employabilité que ceux proposés par les pouvoirs publics).
À LIRE AUSSI
On badine bien avec le chômage (des jeunes)
Ce qui coûte cher, ce n’est pas la lutte contre la pauvreté, ce sont les conséquences de la pauvreté. La réduire constitue un investissement social
Denis Clerc et Michel Dollé dans Réduire la pauvreté. Un défi à notre portée
On l’aura compris: pour les auteurs, qui s’attachent depuis près de dix ans à le montrer, la lutte contre la pauvreté est «une action à notre portée, mais de longue haleine» (ou, pour le dire d’une façon plus optimiste reflétant mieux l’approche de l’ouvrage, «de longue haleine, mais à notre portée»). Contre l’idée d’une pauvreté imputable aux individus eux-mêmes ou à la conjoncture économique, ils montrent combien elle résulte de processus structurels et appelle donc logiquement, à ce titre, des réformes structurelles –qui passent largement par une «option prioritaire pour les pauvres», mais au bénéfice de tous: car «ce qui coûte cher, ce n’est pas la lutte contre la pauvreté, ce sont les conséquences de la pauvreté. La réduire constitue un investissement social dont toute la société tirera un jour parti».
«Lutte des places»
Quitte à consacrer trois chapitres aux constructions multiformes de la pauvreté, on regrettera toutefois que les (grandes) vertus scientifiques et pédagogiques des auteurs n’aient pas été également mises au service d’une (petite) explication en règle sur la gangrène, socialement et politiquement délétère, des stigmatisations falsifiées de «l’assistanat», qui minent largement l’enthousiasme social que devrait déclencher l’idée de lutte contre la pauvreté. Démonter leur non-véracité économique en décortiquant la pauvreté laborieuse est une chose, et même sans doute des plus importantes; mais déconstruire leur sous-bassement politique actuel en aurait été une autre, utile et complémentaire.
Pointe aussi en creux une question économiquement dissensuelle et sur laquelle les auteurs ont leur ferme conviction, proche de celle du sociologue Robert Castel: l’emploi continue d’avoir de l’avenir et il faut donc réformer les politiques du travail –non les révolutionner en passant à d’autres modèles de société.
La conclusion évoque ainsi les thèses d’André Gorz sur le revenu d’existence, en remplaçant toutefois par des arguments plus financiers le distinguo idéologique gorzien entre une conception de droite (visant la seule lutte contre l’indigence, quitte à ce que les chômeurs soient contraints d’accepter des emplois au rabais pour compléter ce revenu garanti) et une conception de gauche (celle qu’il avait choisi de défendre à partir du milieu des années 1990 et qui visait, dès lors que ce revenu garanti était «suffisant», à dépasser la société salariale dans un contexte où les sociétés avancées produiraient un volume croissant de richesse par un volume décroissant de travail).
Or, si l’option de Denis Clerc et Michel Dollé est bien défendable, nombre de travaux soutiennent désormais que la croissance des Trente Glorieuses n’était qu’une parenthèse de rattrapage et que, en perspective de croissance faible (qui a tout lieu d’être durable), la minceur des «parts de gâteaux»continuera mécaniquement de générer une importante «lutte des places». Il faut donc certes mieux donner sa chance à chacun et mieux former les pauvres, d’aujourd’hui et à venir; mais sans changement de modèle de société, le darwinisme social actuel conservera vraisemblablement de beaux jours devant lui.
article slate
Axelle Brodiez-Dolino et Christophe Fourel et Nonfiction
mis à jour le 26.05.2016 à 17 h 07
Le dernier ouvrage des économistes Denis Clerc et Michel Dollé offre une analyse constructive des politiques de lutte contre la pauvreté.
Alors que la France est, en Europe, le pays qui consacre la part la plus importante de son PIB à la protection sociale, elle n’atteint que des résultats moyens en matière de lutte contre la pauvreté et contre le chômage. Plus de 13% de sa population est en situation de pauvreté, soit un «gigantesque gâchis humain»; et le problème est bien antérieur à la crise des années 2008, nombre de facteurs s’avérant de nature structurelle. Enfin, toute une part des politiques publiques repose sur le fameux trickle down, hypothétique «effet de ruissellement» économique du haut en bas de la société, séduisant sur le papier mais largement inopérant en pratique
«Les plus démunis sont souvent ignorés des embellies caractérisées par la création d’emplois et d’activités génératrices de revenus supplémentaires. Dans le meilleur des cas, un petit nombre, composé de ceux qui ont le plus d’atouts ou de chances, parvient à s’accrocher à l’un de ces navires qui monte.»
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Les croyances à l'origine des inégalités
Il y a donc urgence à agir autrement, d’autant que, nous montrent de façon convaincante les auteurs, «réduire la pauvreté» est «un défi à notre portée» par nombre d’adaptations qui n’ont rien de révolutionnaire (l’objectif étant ici, au contraire, de «trouver des voies réalistes» et de ne pas dépenser plus, mais mieux) et relèvent principalement de la lutte contre la pauvreté laborieuse d’une part, et de l’investissement social de l’autre
Sur ces sujets, les deux économistes et anciens rapporteurs au Conseil de l’emploi, des revenus et de la cohésion sociale (Cerc) sont en terrain connu. Alors que Denis Clerc, par ailleurs fondateur et longtemps directeur d’Alternatives économiques, et aujourd’hui –entre autres– président de la Fnars Franche-Comté, est notamment l’auteur de La France des travailleurs pauvres (2008) et de La paupérisation des Français (2010), on doit à Michel Dollé Investir dans le social(2009, avec Jacques Delors) et Pour un renouveau des politiques de l’éducation (2012). On trouvera d’ailleurs d’abondantes traces de ces précédents ouvrages dans celui-ci. L’intérêt n’est donc pas son caractère nouveau mais l’alliance de deux compétences complémentaires au service d’une mise sur le papier synthétique et didactique, mêlant analyse des causes et proposition de solutions concrètes. Bref, une sorte de vade-mecum d’utilité publique, idoine pour mieux comprendre les enjeux de la pauvreté-précarité – et qui redonnera un peu d’espoir aux fatalistes.
Politiques de la lutte contre la pauvreté
Alors que le premier chapitre revient sur les origines européennes des politiques de lutte contre la pauvreté (structuration de l’Ancien Régime au XIXe siècle de la dichotomie «bons»/«mauvais» pauvres et séculaire stigmatisation des pauvres aptes au travail, développement anglais du workfare, tournants du XXe siècle), le deuxième s’attache à comprendre les transformations contemporaines en matière d’emploi (passage à une économie de services, montée des professions supérieures, disjonction entre lieux de vie et de travail…), leur non-anticipation et leur non-accompagnement par les politiques publiques.
La paupérisation ne tient donc pas tant à des caractéristiques individuelles qu’à des déterminants sociaux (éducation, formation, santé, logement, mobilité, isolement et mal-être provoqués par le chômage, etc.), contre lesquels il convient d’agir à la racine. On retrouvera notamment ici les analyses de John Rawls (option prioritaire pour les pauvres, pour paraphraser la doctrine sociale de l’Église catholique) et d’Amartya Sen («capabilités»), déjà antérieurement mobilisées par Michel Dollé, mais aussi celles d’Axel Honneth sur la reconnaissance. Cette «option prioritaire»est d’autant plus nécessaire qu’elle est économiquement payante: comme l’ont montré les travaux de Thomas Piketty, une forte taxation des revenus les plus élevés (ainsi dans les pays occidentaux de l’entre-deux-guerres aux Trente Glorieuses) réduit l’éventail des inégalités et permet de lutter efficacement contre la pauvreté sans affecter la croissance, tandis qu’une faible taxation (ainsi dans les politiques néo-conservatrices anglo-saxonnes) creuse les écarts par les deux bouts –en enrichissant inutilement les riches tout en appauvrissant de façon dommageable les pauvres
La paupérisation ne tient donc pas tant à des caractéristiques individuelles qu’à des déterminants sociaux, contre lesquels il convient d’agir à la racine
Les auteurs s’attachent aussi à la (dé-)construction des taux de pauvreté (absolue, relative, multidimensionnelle, subjective; diachroniquement et synchroniquement mouvante selon les modes et niveaux de vie dominants, d’où l’apparition européenne des «indices de privation matérielle»; etc.). Ce qui permet de pointer les possibles stratégies politiques: puisque la moitié des travailleurs pauvres (860.000 sur 1,93 million) sont situés entre les seuils de 60 et 50% du revenu médian, concentrer les aides sur les personnes proches du seuil permet d’obtenir rapidement des résultats chiffrés, et ce pour un coût budgétaire très modéré; inversement, revaloriser le RSA-socle n’aura que peu d’effet sur le taux de pauvreté, mais avec un réel bénéfice pour les plus pauvres.
«L’efficacité politique pousse [ainsi] à laisser les plus pauvres là où ils sont, et à ne s’occuper que de ceux qui sont les plus proches de la sortie. Cette forme d’écrémage est exactement l’inverse d’une politique “à la Rawls” donnant la priorité aux plus démunis.» Cette masse de travailleurs pauvres qui franchit, de façon souvent oscillatoire, le seuil de pauvreté, explique par ailleurs la proportion très élevée de Français qui, dans les sondages, expriment (légitimement donc) leur crainte de basculer dans la pauvreté –selon les derniers chiffres (2015) du ministère des Affaires sociales, 25% pensent qu’ils risquent de devenir pauvres dans les cinq prochaines années.
«De longue haleine, mais à notre portée»
Viennent à partir du quatrième chapitre les analyses plus ciblées et les propositions concrètes. D’abord, «réduire la pauvreté laborieuse»: parmi les personnes en situation de pauvreté qui ne sont ni retraitées ni en formation, plus de deux tiers sont en emploi ou en recherche active –ce qui permet une nouvelle fois, si besoin était encore, de tordre le cou à l’idée pernicieuse selon laquelle les pauvres sont des fainéants qui prendraient plaisir et loisir à être «assistés».
Car l’emploi, fragilisé conjoncturellement par la crise et structurellement par le développement de ses formes précaires (temps partiels, CDD, intérims, emplois aidés, apprentissage, statut d’indépendant,...), protège de moins en moins: moindres droits sociaux, plus fort risque pour les ménages de ne pas pouvoir compter sur un double salaire (d’autant que se développe parallèlement la monoparentalité), durée dilatée pour les jeunes d’insertion stable sur le marché du travail, développement du chômage de longue durée, etc. Dans ce «conflit entre les exigences économiques» (celles, pour les entreprises, de compétitivité et de flexibilité) «et les exigences sociales», nombre de pistes restent pourtant à explorer: ainsi dans les secteurs de l’aide à la personne, les modes de taxation des CDD, la lutte contre l’échec scolaire ou encore la formation initiale et continue.
L’autre problème à prendre à bras-le-corps est la pauvreté juvénile: en 2013, un tiers des personnes en situation de pauvreté ont moins de 18 ans –soit proportionnellement la tranche d’âge la plus touchée. Ce qui est aussi injuste qu’économiquement suicidaire, puisque la pauvreté est à très fort risque de reproduction générationnelle
Or à nouveau, nombre de solutions existent, pour partie inspirée des (bons) résultats scandinaves: accroissement, pour la petite enfance, des placements en lieux collectifs financièrement accessibles et aux horaires adaptés (pour favoriser l’éveil de l’enfant, minimiser le rôle des influences socio-économiques et culturelles sur son développement, permettre le retour à l’emploi des parents); à partir du primaire, de l’accueil périscolaire (aide aux devoirs, indépendante du niveau éducatif des parents et des conditions de travail à la maison; loisirs pour les enfants qui ne partent pas en vacances); refonte des politiques de soutien aux cours particuliers à domicile, restructuration des prestations familiales et des réductions d’impôts; inversion de l’atypisme français où les allocations sont croissantes avec l’âge; lutte contre le décrochage scolaire et les sorties sans diplôme; minimisation des ruptures entre primaire et collège; etc. Pour briser la triste palme française, dans les classements Pisa, du pays où les inégalités sociales expliquent le plus les inégalités scolaires, «l’État et la société doivent (donc) apporter plus à ceux qui sont le moins dotés par leur famille» –et ce, non pas tant sous forme monétaire que d’offres de services.
Ces politiques de moyen et long terme doivent toutefois continuer de s’accompagner, dans l’immédiat, d’aides polymorphes: minima sociaux (non exempts de dysfonctionnements et d’effets pervers), dispositifs complémentaires des revenus d’activité pour la pauvreté laborieuse (qui permettent tout à la fois de réduire l’intensité de la pauvreté et d’en franchir le seuil, mais sont eux aussi améliorables), développement des logements accompagnés (notamment CHRS) et très sociaux, emplois aidés des structures d’insertion par l’activité économique (bien plus efficaces en terme d’employabilité que ceux proposés par les pouvoirs publics).
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On badine bien avec le chômage (des jeunes)
Ce qui coûte cher, ce n’est pas la lutte contre la pauvreté, ce sont les conséquences de la pauvreté. La réduire constitue un investissement social
Denis Clerc et Michel Dollé dans Réduire la pauvreté. Un défi à notre portée
On l’aura compris: pour les auteurs, qui s’attachent depuis près de dix ans à le montrer, la lutte contre la pauvreté est «une action à notre portée, mais de longue haleine» (ou, pour le dire d’une façon plus optimiste reflétant mieux l’approche de l’ouvrage, «de longue haleine, mais à notre portée»). Contre l’idée d’une pauvreté imputable aux individus eux-mêmes ou à la conjoncture économique, ils montrent combien elle résulte de processus structurels et appelle donc logiquement, à ce titre, des réformes structurelles –qui passent largement par une «option prioritaire pour les pauvres», mais au bénéfice de tous: car «ce qui coûte cher, ce n’est pas la lutte contre la pauvreté, ce sont les conséquences de la pauvreté. La réduire constitue un investissement social dont toute la société tirera un jour parti».
«Lutte des places»
Quitte à consacrer trois chapitres aux constructions multiformes de la pauvreté, on regrettera toutefois que les (grandes) vertus scientifiques et pédagogiques des auteurs n’aient pas été également mises au service d’une (petite) explication en règle sur la gangrène, socialement et politiquement délétère, des stigmatisations falsifiées de «l’assistanat», qui minent largement l’enthousiasme social que devrait déclencher l’idée de lutte contre la pauvreté. Démonter leur non-véracité économique en décortiquant la pauvreté laborieuse est une chose, et même sans doute des plus importantes; mais déconstruire leur sous-bassement politique actuel en aurait été une autre, utile et complémentaire.
Pointe aussi en creux une question économiquement dissensuelle et sur laquelle les auteurs ont leur ferme conviction, proche de celle du sociologue Robert Castel: l’emploi continue d’avoir de l’avenir et il faut donc réformer les politiques du travail –non les révolutionner en passant à d’autres modèles de société.
La conclusion évoque ainsi les thèses d’André Gorz sur le revenu d’existence, en remplaçant toutefois par des arguments plus financiers le distinguo idéologique gorzien entre une conception de droite (visant la seule lutte contre l’indigence, quitte à ce que les chômeurs soient contraints d’accepter des emplois au rabais pour compléter ce revenu garanti) et une conception de gauche (celle qu’il avait choisi de défendre à partir du milieu des années 1990 et qui visait, dès lors que ce revenu garanti était «suffisant», à dépasser la société salariale dans un contexte où les sociétés avancées produiraient un volume croissant de richesse par un volume décroissant de travail).
Or, si l’option de Denis Clerc et Michel Dollé est bien défendable, nombre de travaux soutiennent désormais que la croissance des Trente Glorieuses n’était qu’une parenthèse de rattrapage et que, en perspective de croissance faible (qui a tout lieu d’être durable), la minceur des «parts de gâteaux»continuera mécaniquement de générer une importante «lutte des places». Il faut donc certes mieux donner sa chance à chacun et mieux former les pauvres, d’aujourd’hui et à venir; mais sans changement de modèle de société, le darwinisme social actuel conservera vraisemblablement de beaux jours devant lui.
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