Paulette Nardal, théoricienne oubliée de la négritude
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Paulette Nardal, théoricienne oubliée de la négritude
Par Léa Mormin-Chauvac — 26 février 2019 à 17:06
Paulette Nardal dans les années 1920-1925. Photo collection privée
Occultée par la notoriété des fondateurs officiels du mouvement littéraire et politique comme Senghor ou Césaire, la journaliste et femme de lettres martiniquaise a eu une activité éditoriale décisive dans l’entre-deux-guerres pour faire émerger «la conscience noire».
De la négritude, on connaît les pères, figures tutélaires : Léopold Sédar Senghor, le Sénégalais, Aimé Césaire, le Martiniquais, Léon-Gontran Damas, le Guyanais. Des femmes qui ont initié le concept, l’historiographie française a oublié le nom.
La biographie de l’une d’entre elles, Paulette Nardal, est récemment parue aux éditions de l’Harmattan. Dans les années 70, l’auteur, Philippe Grollemund, choriste, s’entretient à de nombreuses reprises avec cette vieille dame qui mène la chorale depuis son fauteuil. La vieille dame, c’est Paulette Nardal, la «Marraine de la négritude». Elle est très affaiblie, pas sa mémoire. Elle correspondra avec Grollemund jusqu’à sa mort, en 1985.
Première étudiante noire de la Sorbonne
Née en 1896 en Martinique, Paulette Nardal était l’aînée d’une famille de sept sœurs qui ont ouvert la voie à ce courant littéraire et politique, principal mouvement d’émancipation des Noirs francophones au XXe siècle. Etudiantes à Paris dans les années 20, les sœurs Nardal tiennent salon dans leur maison de Clamart. S’y croisent des artistes qui portèrent la Harlem Renaissance, comme le célèbre militant panafricaniste Marcus Garvey, le romancier jamaïcain Claude McKay, mais aussi Aimé et Suzanne Césaire, le politicien Félix Eboué, le jeune Senghor que Paulette Nardal fait inscrire à l’université, et de nombreux autres étudiants, militants des droits civiques balbutiants.
Avant de recevoir tous les membres de l’intelligentsia noire de passage en métropole, les filles Nardal, dans l’ordre Paule, dite Paulette, Emilie, Alice, Jane, Lucy, Cécyl et Andrée, grandissent au François, une commune de l’est de la Martinique. Leur père, Paul Nardal, petit-fils d’esclave affranchi, est le premier ingénieur noir de l’île. Leur mère, Louise Achille, est une institutrice mulâtresse. La famille Nardal est mélomane : Louise transpose à merveille, les sept sœurs composent et interprètent. La maison familiale aux nombreux convives préfigure le salon de Clamart. Issues de la classe moyenne supérieure, les sept sœurs reçoivent une éducation «latine». Elles font leurs humanités, apprennent l’histoire de l’art occidental, dansent valses, quadrilles et feignent de mépriser la biguine. Trop créole. «Aux Antilles, on se méprise de nuance de peau à nuance de peau, soupire Paulette Nardal dans ses mémoires, et à cette époque, les Noirs ne pouvaient espérer obtenir ce qu’avaient ceux qui avaient le teint clair.» Elle affirme que l’ascension de leur père, administrateur public respecté, a été entravée par cette hiérarchisation sociale tacite qu’on appelle «colorisme». Les parents Nardal transmettent à leurs filles le goût de l’éducation, mais théorisent peu la question de l’égalité raciale, à laquelle ils sont moins sensibles. Peut-être est-ce en partie générationnel, sans doute est-ce lié à leur culture politique conservatrice. «Pensez-y toujours, n’en parlez jamais.» En France métropolitaine, avant la Première Guerre mondiale, l’expression évoque l’Alsace et la Lorraine. En Martinique, elle désigne la «question noire». C’est lorsqu’elles quittent «l’Ile aux fleurs» que les sœurs entament leur réflexion sur l’identité noire.
En 1920, Paulette a 24 ans. Elle quitte la Martinique, son travail d’institutrice, et part suivre des études d’anglais à Paris. Avec sa sœur Jane, qui choisit la littérature, elles sont les premières étudiantes noires inscrites à la Sorbonne. Paulette consacre son mémoire à Harriet Beecher Stowe et la Case de l’oncle Tom. Elle s’enthousiasme pour les negro spirituals, la cantatrice Marian Anderson et l’inévitable Joséphine Baker. En assistant à ces revues, Paulette Nardal s’éveille à ce qu’elle et Jane appellent la «conscience noire». «Quand je suis arrivée, je n’étais que mademoiselle Nardal. C’est en France que j’ai pris conscience de ma différence. Il y a certaines choses qui me l’ont fait sentir, et puis il ne faut pas oublier que nous avons été élevées dans l’admiration de toutes les œuvres produites par les Occidentaux. Inutile de vous dire à quel point j’ai été heureuse et fière de voir comment les Parisiens, les Français pouvaient vibrer devant ces productions noires», raconte-t-elle à Philippe Grollemund.
«Une âme vêtue d’une peau scandaleuse»
Le Paris de l’entre-deux-guerres bouillonne des idées antiracistes et décolonialistes. La Ville lumière accueille, en 1919, le premier congrès panafricain. Le Martiniquais René Maran reçoit le prix Goncourt 1921 pour Batouala, roman dont la préface dénonce sinon le colonialisme dans sa globalité, du moins ses «excès». Les textes de Marcus Garvey sont disséqués dans les cafés, les Afro-Américains font de Saint-Germain-des-Prés leur quartier général, on joue de la biguine antillaise dans les boîtes de jazz. En 1928, Paulette rejoint l’équipe de la Dépêche africaine, une revue panafricaniste dans laquelle sa sœur Jane a déjà fait paraître un texte fondateur, «l’Internationalisme noir». Pionnière, elle y exhorte à l’unité les Noirs africains, afro-américains et antillais. Bien plus radicale que Paulette, l’apport de Jane Nardal, précurseure du «mouvement noir», a été plus relégué encore que les travaux de son aînée.
En 1931, les Nardal lancent la première parution dédiée à l’art, la littérature et les idées noires. La Revue du monde noir, bilingue, s’inspire des discussions du salon de Clamart, où les invités s’expriment tant en anglais qu’en français. Les débats nocturnes nourrissent les textes, qui évoquent «la douloureuse prise de conscience de la condition de Noirs en Amérique», ou bien le «réveil des intellectuels», qui jusqu’ici imitaient les productions occidentales, seules dignes d’intérêt. Ni Césaire, ni Damas, ni Senghor, visiteurs assidus du salon de Clamart, n’y contribuèrent directement. Mais la Revue du monde noir ouvre la voie au Cahier d’un retour au pays natal,grand œuvre de Césaire paru en 1938. La poésie caribéenne, l’onirisme créole, l’étude de la sociologie créole complexe, traumatisée par l’esclavage : tout est déjà là.
Paulette Nardal écrit également sur les revendications du «féminisme noir», dont elle est la figure de proue. Féministe intersectionnelle avant l’heure, Nardal estime que, bien avant les hommes, plutôt bien insérés socialement en métropole, ce sont les femmes antillaises qui ont ressenti le besoin d’une solidarité raciale. Ce «sentiment de déracinement», elle le croit plus spécifiquement féminin. Dans le second numéro de la Revue du monde noir, la Guyanaise Roberte Horth l’exprime ainsi : «Elle ne sera jamais dans ce pays une femme comme toutes les autres femmes […] car elle ne pourra jamais effacer pour les autres le non-sens de son âme occidentale vêtue d’une peau scandaleuse.»
A son biographe, Paulette Nardal raconte, amère : «J’ai souvent pensé et dit, à propos des débuts de la négritude, que nous n’étions que de malheureuses femmes, ma sœur et moi, et que c’est pour cela qu’on n’a jamais parlé de nous. C’était minimisé du fait que c’étaient des femmes qui en parlaient.» Pourquoi leur rôle a-t-il été si peu évoqué ? Certes, Paulette et Jane n’ont jamais publié de livres, seulement des articles. Surtout, au-delà de la misogynie, Nardal attribuait sa lente éviction du mouvement de la négritude à son rejet du communisme, très influent en Martinique dès la fin de la guerre. Impossible pour la très pieuse Paulette Nardal d’être affiliée à l’athéisme rouge.
Loin des positions autonomistes de ses anciens amis du salon de Clamart, elle défend clairement, lors du débat sur la départementalisation, la pleine intégration de l’île au sein de ce qui est encore l’Empire colonial. Car la «fierté noire», dont se revendiquent les sœurs Nardal, est assimilationniste, paradoxale au regard de leurs écrits. Aux militants décoloniaux, Paulette Nardal oppose un «attachement très profond à la France». «Nous trouvons stupide l’idée de l’indépendance des Antilles», écrivait-elle en 1932 dans un texte intitulé «Eveil de la conscience de la race».
«Admiration béate» pour Césaire
En 1939, la déclaration de guerre de l’Allemagne à la France surprend Paulette Nardal en Martinique. Elle décide de retourner en métropole, mais le bateau qui l’y conduit est torpillé. Pendant un an, elle reste hospitalisée à Plymouth, sous les bombardements, avant de rentrer définitivement aux Antilles. Lourdement handicapée, atteinte d’un stress post-traumatique, elle souffrira de cette blessure à vie. Contrainte, elle réduit ses activités, mais fonde néanmoins à la fin de la guerre le Rassemblement féminin, un mouvement pour inciter les Martiniquaises à exercer leur droit de vote récemment acquis. Elle crée un nouveau journal, la Femme dans la cité, travaille ponctuellement pour les Nations unies. Au pays, les sœurs Nardal tentent de populariser l’art noir découvert à Paris. Peine perdue, selon Paulette : «Je me souviens qu’à son retour, ma sœur Jane a essayé de faire une conférence sur les negro spirituals. Elle s’est heurtée à une telle incompréhension qu’elle a presque perdu contenance.» Les engagements féministes et antiracistes, la détestation virulente du communisme, la ferveur catholique : Paulette Nardal rentre difficilement dans une case idéologique. Et cela déplaît : en 1956, un inconnu jette une torche enflammée par la fenêtre de sa maison. Sa famille la convainc de cesser ses activités politiques. Paulette Nardal fonde une chorale et, peu à peu, se dédie à ses activités musicales. Avec ses sœurs et son père, elles habitent la maison familiale de la rue Schœlcher, à Fort-de-France. Toutes se sont mariées, ont eu des enfants. Paulette, elle, trouve «l’affirmation de [son] indépendance dans [son] célibat».
Elle reprochera longtemps aux hommes de la négritude d’en avoir éclipsé les femmes, tout en reconnaissant, toujours ambivalente, qu’ils avaient exprimé avec «beaucoup plus d’étincelles» les idées qu’elle et Jane «brandissaient». Quand Césaire fonde Tropiques, sa revue surréaliste, Nardal admet son intérêt poétique, mais relève, amère, «l’admiration béate» pour l’ancien maire de Fort-de-France. «Sa plume a été provocante, mais lui n’a jamais été exposé à aucun danger.» A la fin de sa vie, son œuvre fait l’objet d’une reconnaissance tardive. Senghor cite, enfin, son influence. Ses travaux suscitent un regain d’intérêt, particulièrement aux Etats-Unis. L’intégrale de la Revue du monde noir est rééditée en 1992. Et cette année, deux rues, à Paris et à Clamart, prendront les noms de Paulette et Jane Nardal.
Sources : Fiertés de femme noire. Entretiens, mémoires de Paulette Nardal, de Philippe Grollemund, l’Harmattan, 2018 ; Negritude Women, de Tracy Denean Sharpley-Whiting, University of Minnesota, 2002 ; In Search of Seven Sisters. A Biography of the Nardal Sisters of Martinique, de Emily Musil Church, Johns Hopkins University Press, 2013.
https://www.liberation.fr/debats/2019/02/26/paulette-nardal-theoricienne-oubliee-de-la-negritude_1711727?fbclid=IwAR06wi1VIqN-UK_i0pHPQgoMoEsjom9cAqch4mOTgsEFU4OisZjv753_IIg
Paulette Nardal dans les années 1920-1925. Photo collection privée
Occultée par la notoriété des fondateurs officiels du mouvement littéraire et politique comme Senghor ou Césaire, la journaliste et femme de lettres martiniquaise a eu une activité éditoriale décisive dans l’entre-deux-guerres pour faire émerger «la conscience noire».
De la négritude, on connaît les pères, figures tutélaires : Léopold Sédar Senghor, le Sénégalais, Aimé Césaire, le Martiniquais, Léon-Gontran Damas, le Guyanais. Des femmes qui ont initié le concept, l’historiographie française a oublié le nom.
La biographie de l’une d’entre elles, Paulette Nardal, est récemment parue aux éditions de l’Harmattan. Dans les années 70, l’auteur, Philippe Grollemund, choriste, s’entretient à de nombreuses reprises avec cette vieille dame qui mène la chorale depuis son fauteuil. La vieille dame, c’est Paulette Nardal, la «Marraine de la négritude». Elle est très affaiblie, pas sa mémoire. Elle correspondra avec Grollemund jusqu’à sa mort, en 1985.
Première étudiante noire de la Sorbonne
Née en 1896 en Martinique, Paulette Nardal était l’aînée d’une famille de sept sœurs qui ont ouvert la voie à ce courant littéraire et politique, principal mouvement d’émancipation des Noirs francophones au XXe siècle. Etudiantes à Paris dans les années 20, les sœurs Nardal tiennent salon dans leur maison de Clamart. S’y croisent des artistes qui portèrent la Harlem Renaissance, comme le célèbre militant panafricaniste Marcus Garvey, le romancier jamaïcain Claude McKay, mais aussi Aimé et Suzanne Césaire, le politicien Félix Eboué, le jeune Senghor que Paulette Nardal fait inscrire à l’université, et de nombreux autres étudiants, militants des droits civiques balbutiants.
Avant de recevoir tous les membres de l’intelligentsia noire de passage en métropole, les filles Nardal, dans l’ordre Paule, dite Paulette, Emilie, Alice, Jane, Lucy, Cécyl et Andrée, grandissent au François, une commune de l’est de la Martinique. Leur père, Paul Nardal, petit-fils d’esclave affranchi, est le premier ingénieur noir de l’île. Leur mère, Louise Achille, est une institutrice mulâtresse. La famille Nardal est mélomane : Louise transpose à merveille, les sept sœurs composent et interprètent. La maison familiale aux nombreux convives préfigure le salon de Clamart. Issues de la classe moyenne supérieure, les sept sœurs reçoivent une éducation «latine». Elles font leurs humanités, apprennent l’histoire de l’art occidental, dansent valses, quadrilles et feignent de mépriser la biguine. Trop créole. «Aux Antilles, on se méprise de nuance de peau à nuance de peau, soupire Paulette Nardal dans ses mémoires, et à cette époque, les Noirs ne pouvaient espérer obtenir ce qu’avaient ceux qui avaient le teint clair.» Elle affirme que l’ascension de leur père, administrateur public respecté, a été entravée par cette hiérarchisation sociale tacite qu’on appelle «colorisme». Les parents Nardal transmettent à leurs filles le goût de l’éducation, mais théorisent peu la question de l’égalité raciale, à laquelle ils sont moins sensibles. Peut-être est-ce en partie générationnel, sans doute est-ce lié à leur culture politique conservatrice. «Pensez-y toujours, n’en parlez jamais.» En France métropolitaine, avant la Première Guerre mondiale, l’expression évoque l’Alsace et la Lorraine. En Martinique, elle désigne la «question noire». C’est lorsqu’elles quittent «l’Ile aux fleurs» que les sœurs entament leur réflexion sur l’identité noire.
En 1920, Paulette a 24 ans. Elle quitte la Martinique, son travail d’institutrice, et part suivre des études d’anglais à Paris. Avec sa sœur Jane, qui choisit la littérature, elles sont les premières étudiantes noires inscrites à la Sorbonne. Paulette consacre son mémoire à Harriet Beecher Stowe et la Case de l’oncle Tom. Elle s’enthousiasme pour les negro spirituals, la cantatrice Marian Anderson et l’inévitable Joséphine Baker. En assistant à ces revues, Paulette Nardal s’éveille à ce qu’elle et Jane appellent la «conscience noire». «Quand je suis arrivée, je n’étais que mademoiselle Nardal. C’est en France que j’ai pris conscience de ma différence. Il y a certaines choses qui me l’ont fait sentir, et puis il ne faut pas oublier que nous avons été élevées dans l’admiration de toutes les œuvres produites par les Occidentaux. Inutile de vous dire à quel point j’ai été heureuse et fière de voir comment les Parisiens, les Français pouvaient vibrer devant ces productions noires», raconte-t-elle à Philippe Grollemund.
«Une âme vêtue d’une peau scandaleuse»
Le Paris de l’entre-deux-guerres bouillonne des idées antiracistes et décolonialistes. La Ville lumière accueille, en 1919, le premier congrès panafricain. Le Martiniquais René Maran reçoit le prix Goncourt 1921 pour Batouala, roman dont la préface dénonce sinon le colonialisme dans sa globalité, du moins ses «excès». Les textes de Marcus Garvey sont disséqués dans les cafés, les Afro-Américains font de Saint-Germain-des-Prés leur quartier général, on joue de la biguine antillaise dans les boîtes de jazz. En 1928, Paulette rejoint l’équipe de la Dépêche africaine, une revue panafricaniste dans laquelle sa sœur Jane a déjà fait paraître un texte fondateur, «l’Internationalisme noir». Pionnière, elle y exhorte à l’unité les Noirs africains, afro-américains et antillais. Bien plus radicale que Paulette, l’apport de Jane Nardal, précurseure du «mouvement noir», a été plus relégué encore que les travaux de son aînée.
En 1931, les Nardal lancent la première parution dédiée à l’art, la littérature et les idées noires. La Revue du monde noir, bilingue, s’inspire des discussions du salon de Clamart, où les invités s’expriment tant en anglais qu’en français. Les débats nocturnes nourrissent les textes, qui évoquent «la douloureuse prise de conscience de la condition de Noirs en Amérique», ou bien le «réveil des intellectuels», qui jusqu’ici imitaient les productions occidentales, seules dignes d’intérêt. Ni Césaire, ni Damas, ni Senghor, visiteurs assidus du salon de Clamart, n’y contribuèrent directement. Mais la Revue du monde noir ouvre la voie au Cahier d’un retour au pays natal,grand œuvre de Césaire paru en 1938. La poésie caribéenne, l’onirisme créole, l’étude de la sociologie créole complexe, traumatisée par l’esclavage : tout est déjà là.
Paulette Nardal écrit également sur les revendications du «féminisme noir», dont elle est la figure de proue. Féministe intersectionnelle avant l’heure, Nardal estime que, bien avant les hommes, plutôt bien insérés socialement en métropole, ce sont les femmes antillaises qui ont ressenti le besoin d’une solidarité raciale. Ce «sentiment de déracinement», elle le croit plus spécifiquement féminin. Dans le second numéro de la Revue du monde noir, la Guyanaise Roberte Horth l’exprime ainsi : «Elle ne sera jamais dans ce pays une femme comme toutes les autres femmes […] car elle ne pourra jamais effacer pour les autres le non-sens de son âme occidentale vêtue d’une peau scandaleuse.»
A son biographe, Paulette Nardal raconte, amère : «J’ai souvent pensé et dit, à propos des débuts de la négritude, que nous n’étions que de malheureuses femmes, ma sœur et moi, et que c’est pour cela qu’on n’a jamais parlé de nous. C’était minimisé du fait que c’étaient des femmes qui en parlaient.» Pourquoi leur rôle a-t-il été si peu évoqué ? Certes, Paulette et Jane n’ont jamais publié de livres, seulement des articles. Surtout, au-delà de la misogynie, Nardal attribuait sa lente éviction du mouvement de la négritude à son rejet du communisme, très influent en Martinique dès la fin de la guerre. Impossible pour la très pieuse Paulette Nardal d’être affiliée à l’athéisme rouge.
Loin des positions autonomistes de ses anciens amis du salon de Clamart, elle défend clairement, lors du débat sur la départementalisation, la pleine intégration de l’île au sein de ce qui est encore l’Empire colonial. Car la «fierté noire», dont se revendiquent les sœurs Nardal, est assimilationniste, paradoxale au regard de leurs écrits. Aux militants décoloniaux, Paulette Nardal oppose un «attachement très profond à la France». «Nous trouvons stupide l’idée de l’indépendance des Antilles», écrivait-elle en 1932 dans un texte intitulé «Eveil de la conscience de la race».
«Admiration béate» pour Césaire
En 1939, la déclaration de guerre de l’Allemagne à la France surprend Paulette Nardal en Martinique. Elle décide de retourner en métropole, mais le bateau qui l’y conduit est torpillé. Pendant un an, elle reste hospitalisée à Plymouth, sous les bombardements, avant de rentrer définitivement aux Antilles. Lourdement handicapée, atteinte d’un stress post-traumatique, elle souffrira de cette blessure à vie. Contrainte, elle réduit ses activités, mais fonde néanmoins à la fin de la guerre le Rassemblement féminin, un mouvement pour inciter les Martiniquaises à exercer leur droit de vote récemment acquis. Elle crée un nouveau journal, la Femme dans la cité, travaille ponctuellement pour les Nations unies. Au pays, les sœurs Nardal tentent de populariser l’art noir découvert à Paris. Peine perdue, selon Paulette : «Je me souviens qu’à son retour, ma sœur Jane a essayé de faire une conférence sur les negro spirituals. Elle s’est heurtée à une telle incompréhension qu’elle a presque perdu contenance.» Les engagements féministes et antiracistes, la détestation virulente du communisme, la ferveur catholique : Paulette Nardal rentre difficilement dans une case idéologique. Et cela déplaît : en 1956, un inconnu jette une torche enflammée par la fenêtre de sa maison. Sa famille la convainc de cesser ses activités politiques. Paulette Nardal fonde une chorale et, peu à peu, se dédie à ses activités musicales. Avec ses sœurs et son père, elles habitent la maison familiale de la rue Schœlcher, à Fort-de-France. Toutes se sont mariées, ont eu des enfants. Paulette, elle, trouve «l’affirmation de [son] indépendance dans [son] célibat».
Elle reprochera longtemps aux hommes de la négritude d’en avoir éclipsé les femmes, tout en reconnaissant, toujours ambivalente, qu’ils avaient exprimé avec «beaucoup plus d’étincelles» les idées qu’elle et Jane «brandissaient». Quand Césaire fonde Tropiques, sa revue surréaliste, Nardal admet son intérêt poétique, mais relève, amère, «l’admiration béate» pour l’ancien maire de Fort-de-France. «Sa plume a été provocante, mais lui n’a jamais été exposé à aucun danger.» A la fin de sa vie, son œuvre fait l’objet d’une reconnaissance tardive. Senghor cite, enfin, son influence. Ses travaux suscitent un regain d’intérêt, particulièrement aux Etats-Unis. L’intégrale de la Revue du monde noir est rééditée en 1992. Et cette année, deux rues, à Paris et à Clamart, prendront les noms de Paulette et Jane Nardal.
Sources : Fiertés de femme noire. Entretiens, mémoires de Paulette Nardal, de Philippe Grollemund, l’Harmattan, 2018 ; Negritude Women, de Tracy Denean Sharpley-Whiting, University of Minnesota, 2002 ; In Search of Seven Sisters. A Biography of the Nardal Sisters of Martinique, de Emily Musil Church, Johns Hopkins University Press, 2013.
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