Série Mai 68. 2/Le laboratoire de l’abbaye de Boquen
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Série Mai 68. 2/Le laboratoire de l’abbaye de Boquen
Publié le 06 mai 2018 à 10h05 serge rogers
Mai 1968 a aussi bousculé l’Église en France. À la pointe de cette volonté de changement, on trouve l’abbaye cistercienne de Boquen, dans les Côtes-d’Armor. Sous l’impulsion d’un jeune moine, la petite communauté va bientôt rassembler toute l’aile contestataire chrétienne de gauche, faisant de ce lieu un laboratoire pour ces idées nouvelles.
Au milieu des années 1960, la France connaît une crise sacramentelle, la pratique religieuse commence à baisser, tout comme les vocations. « On s’imagine généralement que la Bretagne, terre de chrétienté, a mieux résisté que d’autres aux turbulences de cette décennie, explique Yvon Tranvouez, dans l’ouvrage collectif « L’Ouest dans les années 68 » (*). [Mais] la vitalité du catholicisme breton a contribué à y radicaliser la crise… » L’une des réponses faites par la papauté pour tenter d’enrayer cette sécularisation se traduit notamment par le concile Vatican II, qui propose une mise à jour de la religion avec son temps. Fini les prêtres en soutane et la messe en latin, place à une liturgie en français où le curé fait face à ses fidèles. Pourtant, ce vent de liberté qui s’engouffre dans les églises n’est pas du goût des fidèles les plus conservateurs. Il inquiète également la hiérarchie catholique qui craint cet emballement réformateur.
L’Église et Mai 68
La contestation ambiante de mai 68 accélère brutalement la crise religieuse ouverte par Vatican II. C’est dans ce cadre que l’expérience menée à l’abbaye de Boquen devient emblématique pour les chrétiens de gauche, critiques dans un même mouvement des pesanteurs de la France gaullienne et des lenteurs de la réforme ecclésiale. Comment expliquer que cette petite abbaye cistercienne, perdue dans un vallon dans la forêt de Plénée-Jugon dans les Côtes-d’Armor, ait pu devenir un tel symbole ?
Pour le comprendre, il faut revenir sur la personnalité de son jeune prieur : Bernard Besret. Né en 1935 à Saint-Hervé près de Loudéac, ce jeune Breton est marqué par sa rencontre avec Alexis Presse, qui tente de relancer la communauté monastique de Boquen. Ce vieux religieux - originaire de Plouguenast - le prend sous son aile et l’envoie à Rome pour parfaire son éducation, ce qui donne l’occasion à Bernard Besret de participer à l’élaboration des textes de Vatican II. À son retour en Bretagne, Alexis Presse le désigne comme successeur, et Bernard Besret se retrouve à la tête de la petite communauté monastique en 1965.
L’expérience de Boquen
C’est alors que le jeune moine tente de réformer la vie monastique à Boquen en y introduisant les réformes issues de Vatican II.
« Au fil des mois, Boquen acquiert une renommée due en grande partie à la personnalité et au charisme de son prieur, à sa capacité de faire participer l’ensemble des fidèles lors des offices, à la qualité des eucharisties, de la liturgie, qui est un véritable retour aux sources du christianisme, aux veillées de prières et de réflexion qui se déroulent le samedi soir… », écrit Béatrice Lebel, une historienne spécialiste du sujet.
L’abbaye accueille rapidement de nombreux visiteurs, paysans du coin, notables rennais, parisiens en vacances, mais aussi exclus de l’Église : couples divorcés, prêtres mariés et protestants… Autant de gens qui passent de quelques heures à plusieurs jours avec les moines de l’abbaye, faisant de ce lieu un laboratoire utopique de la vie communautaire. « Si le concile a joué un rôle déclencheur dans la mutation de Boquen, la société des années 1968 va l’influencer fortement, précise Béatrice Lebel. Dans une société où la jeunesse joue un rôle important […], Bernard Besret s’efforce de donner à l’abbaye un visage aussi jeune que possible. […] De plus, l’importance donnée à la parole, au langage, au sens des mots - représentative de Mai 68 - attire non seulement des laïcs mais aussi des prêtres qui se posent des questions… »
La remise en question de la vie monastique
Alors que les grèves et manifestations paralysent la France en mai 1968, Bernard Besret remet à la hiérarchie cistercienne ses travaux sur le renouveau liturgique. Il profite de son passage à Paris pour prendre le pouls de la contestation. « Les chrétiens sont peu présents, en tant que tel, dans les événements de Mai 68, poursuit l’historienne. L’effet religieux de la contestation de Mai 68 est différé. C’est précisément à Boquen, en 1969, qu’il se manifestera avec éclat ». Après avoir accueilli une université d’été organisée par l’Unef, le syndicat étudiant, au sein de l’abbaye au cœur de l’été 68, c’est une conférence donnée par Bernard Besret, le 20 août 1969, devant un millier de personnes qui déclenche les foudres de la hiérarchie catholique : « Dans le contexte de sécularisation et de désacralisation des années 1968, il prône une libération de tous les mythes qui encombrent la vie monastique, des multiples formes du sacré dont l’ascèse, la prière, le célibat […] afin que les prêtres et les religieux retrouvent la pleine autonomie de leur vie privée, professionnelle, politique et syndicale ». Une véritable révolution !
Pour en savoir plus
- (1)« L’Ouest dans les années 68 », ouvrage collectif, éditions Presses Universitaires de Rennes, 2012
- (2)« Boquen, entre utopie et réalité » de Béatrice Lebel - éditions Presses Universitaires de Rennes, 2015.
en complément
La fin d’une utopie
La conférence de Bernard Besret, le 20 août 1969, devant plus de 10 000 personnes, relayée par les médias, fait grand bruit et provoque une vague de dénonciations à Rome de la part des milieux intégristes du diocèse de Saint-Brieuc. Deux mois plus tard, Bernard Besret est destitué de son poste de prieur de l’abbaye. Sa dernière messe rassemble 5 000 personnes venues le soutenir. Il est remplacé par Dom Guy Luzsénszky, prieur de l’abbaye de Lérins. C’est par amitié pour le Breton qu’il accepte de lui succéder à Boquen. Bernard Besret est prié de s’éloigner, mais revient finalement après quelques semaines pour s’occuper de l’animation de cette communauté hétéroclite qui se rassemble tous les week-ends. Entre 1970 et 1972, l’abbaye devient un lieu d’échanges où tous les sujets sont traités : religion, politique, économie, art et culture, transformant Boquen en caisse de résonance des débats de société. Mais des dissensions entre les membres lors des assemblées générales sur l’orientation à donner à la communauté et l’éloignement progressif de Bernard Besret mettent fin peu à peu à l’aventure. Laboratoire des idées utopiques de Mai 1968 et de la vie communautaire, « née d’un formidable espoir pour un lieu où toutes les remises en cause étaient permises et l'invention d’une nouvelle Église possible, l’expérience menée à Boquen s’achève dans la quasi-indifférence », conclut l’historienne Béatrice Lebel. Alors que l’abbaye est réattribuée aux Sœurs de Bethléem en 1975, nombre de chrétiens ayant fréquenté Boquen se tournent vers les communautés du renouveau charismatique, « plus spirituel et chaleureux, retrouvant l’ambiance des communautés de Mai 68 mais sans la dimension politique. […] Cependant, malgré le temps extrêmement court qu’a représenté ce moment Boquen, il est resté très vivace dans la mémoire de tous ceux qui l’ont vécu et les a profondément marqués par cet espoir qu’il avait su faire naître ».
Mai 1968 a aussi bousculé l’Église en France. À la pointe de cette volonté de changement, on trouve l’abbaye cistercienne de Boquen, dans les Côtes-d’Armor. Sous l’impulsion d’un jeune moine, la petite communauté va bientôt rassembler toute l’aile contestataire chrétienne de gauche, faisant de ce lieu un laboratoire pour ces idées nouvelles.
Au milieu des années 1960, la France connaît une crise sacramentelle, la pratique religieuse commence à baisser, tout comme les vocations. « On s’imagine généralement que la Bretagne, terre de chrétienté, a mieux résisté que d’autres aux turbulences de cette décennie, explique Yvon Tranvouez, dans l’ouvrage collectif « L’Ouest dans les années 68 » (*). [Mais] la vitalité du catholicisme breton a contribué à y radicaliser la crise… » L’une des réponses faites par la papauté pour tenter d’enrayer cette sécularisation se traduit notamment par le concile Vatican II, qui propose une mise à jour de la religion avec son temps. Fini les prêtres en soutane et la messe en latin, place à une liturgie en français où le curé fait face à ses fidèles. Pourtant, ce vent de liberté qui s’engouffre dans les églises n’est pas du goût des fidèles les plus conservateurs. Il inquiète également la hiérarchie catholique qui craint cet emballement réformateur.
L’Église et Mai 68
La contestation ambiante de mai 68 accélère brutalement la crise religieuse ouverte par Vatican II. C’est dans ce cadre que l’expérience menée à l’abbaye de Boquen devient emblématique pour les chrétiens de gauche, critiques dans un même mouvement des pesanteurs de la France gaullienne et des lenteurs de la réforme ecclésiale. Comment expliquer que cette petite abbaye cistercienne, perdue dans un vallon dans la forêt de Plénée-Jugon dans les Côtes-d’Armor, ait pu devenir un tel symbole ?
Pour le comprendre, il faut revenir sur la personnalité de son jeune prieur : Bernard Besret. Né en 1935 à Saint-Hervé près de Loudéac, ce jeune Breton est marqué par sa rencontre avec Alexis Presse, qui tente de relancer la communauté monastique de Boquen. Ce vieux religieux - originaire de Plouguenast - le prend sous son aile et l’envoie à Rome pour parfaire son éducation, ce qui donne l’occasion à Bernard Besret de participer à l’élaboration des textes de Vatican II. À son retour en Bretagne, Alexis Presse le désigne comme successeur, et Bernard Besret se retrouve à la tête de la petite communauté monastique en 1965.
L’expérience de Boquen
C’est alors que le jeune moine tente de réformer la vie monastique à Boquen en y introduisant les réformes issues de Vatican II.
« Au fil des mois, Boquen acquiert une renommée due en grande partie à la personnalité et au charisme de son prieur, à sa capacité de faire participer l’ensemble des fidèles lors des offices, à la qualité des eucharisties, de la liturgie, qui est un véritable retour aux sources du christianisme, aux veillées de prières et de réflexion qui se déroulent le samedi soir… », écrit Béatrice Lebel, une historienne spécialiste du sujet.
L’abbaye accueille rapidement de nombreux visiteurs, paysans du coin, notables rennais, parisiens en vacances, mais aussi exclus de l’Église : couples divorcés, prêtres mariés et protestants… Autant de gens qui passent de quelques heures à plusieurs jours avec les moines de l’abbaye, faisant de ce lieu un laboratoire utopique de la vie communautaire. « Si le concile a joué un rôle déclencheur dans la mutation de Boquen, la société des années 1968 va l’influencer fortement, précise Béatrice Lebel. Dans une société où la jeunesse joue un rôle important […], Bernard Besret s’efforce de donner à l’abbaye un visage aussi jeune que possible. […] De plus, l’importance donnée à la parole, au langage, au sens des mots - représentative de Mai 68 - attire non seulement des laïcs mais aussi des prêtres qui se posent des questions… »
La remise en question de la vie monastique
Alors que les grèves et manifestations paralysent la France en mai 1968, Bernard Besret remet à la hiérarchie cistercienne ses travaux sur le renouveau liturgique. Il profite de son passage à Paris pour prendre le pouls de la contestation. « Les chrétiens sont peu présents, en tant que tel, dans les événements de Mai 68, poursuit l’historienne. L’effet religieux de la contestation de Mai 68 est différé. C’est précisément à Boquen, en 1969, qu’il se manifestera avec éclat ». Après avoir accueilli une université d’été organisée par l’Unef, le syndicat étudiant, au sein de l’abbaye au cœur de l’été 68, c’est une conférence donnée par Bernard Besret, le 20 août 1969, devant un millier de personnes qui déclenche les foudres de la hiérarchie catholique : « Dans le contexte de sécularisation et de désacralisation des années 1968, il prône une libération de tous les mythes qui encombrent la vie monastique, des multiples formes du sacré dont l’ascèse, la prière, le célibat […] afin que les prêtres et les religieux retrouvent la pleine autonomie de leur vie privée, professionnelle, politique et syndicale ». Une véritable révolution !
Pour en savoir plus
- (1)« L’Ouest dans les années 68 », ouvrage collectif, éditions Presses Universitaires de Rennes, 2012
- (2)« Boquen, entre utopie et réalité » de Béatrice Lebel - éditions Presses Universitaires de Rennes, 2015.
en complément
La fin d’une utopie
La conférence de Bernard Besret, le 20 août 1969, devant plus de 10 000 personnes, relayée par les médias, fait grand bruit et provoque une vague de dénonciations à Rome de la part des milieux intégristes du diocèse de Saint-Brieuc. Deux mois plus tard, Bernard Besret est destitué de son poste de prieur de l’abbaye. Sa dernière messe rassemble 5 000 personnes venues le soutenir. Il est remplacé par Dom Guy Luzsénszky, prieur de l’abbaye de Lérins. C’est par amitié pour le Breton qu’il accepte de lui succéder à Boquen. Bernard Besret est prié de s’éloigner, mais revient finalement après quelques semaines pour s’occuper de l’animation de cette communauté hétéroclite qui se rassemble tous les week-ends. Entre 1970 et 1972, l’abbaye devient un lieu d’échanges où tous les sujets sont traités : religion, politique, économie, art et culture, transformant Boquen en caisse de résonance des débats de société. Mais des dissensions entre les membres lors des assemblées générales sur l’orientation à donner à la communauté et l’éloignement progressif de Bernard Besret mettent fin peu à peu à l’aventure. Laboratoire des idées utopiques de Mai 1968 et de la vie communautaire, « née d’un formidable espoir pour un lieu où toutes les remises en cause étaient permises et l'invention d’une nouvelle Église possible, l’expérience menée à Boquen s’achève dans la quasi-indifférence », conclut l’historienne Béatrice Lebel. Alors que l’abbaye est réattribuée aux Sœurs de Bethléem en 1975, nombre de chrétiens ayant fréquenté Boquen se tournent vers les communautés du renouveau charismatique, « plus spirituel et chaleureux, retrouvant l’ambiance des communautés de Mai 68 mais sans la dimension politique. […] Cependant, malgré le temps extrêmement court qu’a représenté ce moment Boquen, il est resté très vivace dans la mémoire de tous ceux qui l’ont vécu et les a profondément marqués par cet espoir qu’il avait su faire naître ».
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