LA BÊTE À MAÎT’ BELHOMME. GUY DE MAUPASSANT 3
Page 1 sur 1
LA BÊTE À MAÎT’ BELHOMME. GUY DE MAUPASSANT 3
Le curé examina à son tour le passage et le reconnut trop étroit et trop embourbé pour tenter l’expulsion de la bête.
Ce fut l’instituteur qui débarrassa cette voie au moyen d’une allumette et d’une loque.
Alors, au milieu de l’anxiété générale, le prêtre versa, dans ce conduit nettoyé, un demi-verre d’eau qui coula sur le visage, dans les cheveux et dans le cou de Belhomme.
Puis l’instituteur retourna vivement la tête sur la cuvette, comme s’il eût voulu la dévisser. Quelques gouttes retombèrent dans le vase blanc.
Tous les voyageurs se précipitèrent. Aucune bête n’était sortie.
Cependant Belhomme déclarant : « Je sens pu rien », le curé, triomphant, s’écria : « Certainement elle est noyée. » Tout le monde était content. On remonta dans la voiture.
Mais à peine se fut-elle remise en route que Belhomme poussa des cris terribles.
La bête s’était réveillée et était devenue furieuse. Il affirmait même qu’elle était entrée dans la tête maintenant, qu’elle lui dévorait la cervelle.
Il hurlait avec de telles contorsions que la femme de Poiret, le croyant possédé du diable, se mit à pleurer en faisant le signe de la croix.
Puis, la douleur se calmant un peu, le malade raconta qu’ELLE faisait le tour de son oreille. Il imitait avec son doigt les mouvements de la bête, semblait la voir, la suivre du regard : « Tenez, v’la qu’a r’monte... gniau... gniau... gniau... qué misère ! »
Caniveau s’impatientait : « C’est l’iau qui la rend enragée, c’te bête. All’ est p’t-être ben accoutumée au vin. »
On se remit à rire. Il reprit : « Quand j’allons arriver au café Bourbeux, donne-li du fil en six et all’ n’ bougera pu, j’ te le jure. »
Mais Belhomme n’y tenait plus de douleur. Il se mit à crier comme si on lui arrachait l’âme. Le curé fut obligé de lui soutenir la tête. On pria Césaire Horlaville d’arrêter à la première maison rencontrée.
C’était une ferme en bordure sur la route. Belhomme y fut transporté ; puis on le coucha sur la table de cuisine pour recommencer l’opération.
La diligence du Havre allait quitter Criquetot ; et tous les voyageurs attendaient l’appel de leur nom dans la cour de l’hôtel du Commerce tenu par Malandain fils.
C’était une voiture jaune, montée sur des roues jaunes aussi autrefois, mais rendues presque grises par l’accumulation des boues. Celles de devant étaient toutes petites ; celles de derrière, hautes et frêles, portaient le coffre difforme et enflé comme un ventre de bête. Trois rosses blanches, dont on remarquait, au premier coup d’œil, les têtes énormes et les gros genoux ronds, attelées en arbalète, devaient traîner cette carriole qui avait du monstre dans sa structure et son allure. Les chevaux semblaient endormis déjà devant l’étrange véhicule.
Le cocher Césaire Horlaville, un petit homme à gros ventre, souple cependant, par suite de l’habitude constante de grimper sur ses roues et d’escalader l’impériale, la face rougie par le grand air des champs, les pluies, les bourrasques et les petits verres, les yeux devenus clignotants sous les coups de vent et de grêle, apparut sur la porte de l’hôtel en s’essuyant la bouche d’un revers de main. De larges paniers ronds, pleins de volailles effarées, attendaient devant les paysannes immobiles. Césaire Horlaville les prit l’un après l’autre et les posa sur le toit de sa voiture ; puis il y plaça plus doucement ceux qui contenaient des œufs ; il y jeta ensuite, d’en bas, quelques petits sacs de grain, de menus paquets enveloppés de mouchoirs, de bouts de toile ou de papiers. Puis il ouvrit la porte de derrière et, tirant une liste de sa poche, il lut en appelant :
— Monsieur le curé de Gorgeville.
Le prêtre s’avança, un grand homme puissant, large, gros, violacé et d’air aimable. Il retroussa sa soutane pour lever le pied, comme les femmes retroussent leurs jupes, et grimpa dans la guimbarde.
— L’instituteur de Rollebosc-les-Grinets ?
L’homme se hâta, long, timide, enredingoté jusqu’aux genoux ; et il disparut à son tour dans la porte ouverte.
— Maît’ Poiret, deux places.
Poiret s’en vint, haut et tortu, courbé par la charrue, maigri par l’abstinence, osseux, la peau séchée par l’oubli des lavages. Sa femme le suivait, petite et maigre, pareille à une bique fatiguée, portant à deux mains un immense parapluie vert.
— Maît’ Rabot, deux places.
Rabot hésita, étant de nature perplexe. Il demanda : « C’est ben mé qu’t’appelles ? »
Le cocher, qu’on avait surnommé « dégourdi », allait répondre une facétie, quand Rabot piqua une tête vers la portière, lancé en avant par une poussée de sa femme, une gaillarde haute et carrée dont le ventre était vaste et rond comme une futaille, les mains larges comme des battoirs.
Et Rabot fila dans la voiture à la façon d’un rat qui rentre dans son trou.
— Maît’ Caniveau.
Un gros paysan, plus lourd qu’un bœuf, fit plier les ressorts et s’engouffra à son tour dans l’intérieur du coffre jaune.
— Maît’ Belhomme.
Belhomme, un grand maigre, s’approcha, le cou de travers, la face dolente, un mouchoir appliqué sur l’oreille comme s’il souffrait d’un fort mal de dents.
Tous portaient la blouse bleue par-dessus d’antiques et singulières vestes de drap noir ou verdâtre, vêtements de cérémonie qu’ils découvriraient dans les rues du Havre ; et leurs chefs étaient coiffés de casquettes de soie, hautes comme des tours, suprême élégance dans la campagne normande.
Césaire Horlaville referma la portière de sa boîte, puis monta sur son siège et fit claquer son fouet.
Les trois chevaux parurent se réveiller et, remuant le cou, firent entendre un vague murmure de grelots.
Le cocher, alors, hurlant : « Hue ! » de toute sa poitrine, fouailla les bêtes à tour de bras. Elles s’agitèrent, firent un effort, et se mirent en route d’un petit trot boiteux et lent. Et derrière elles, la voiture, secouant ses carreaux branlants et toute la ferraille de ses ressorts, faisait un bruit surprenant de ferblanterie et de verrerie, tandis que chaque ligne de voyageurs, ballottée et balancée par les secousses, avait des reflux de flots à tous les remous des cahots.
Ce fut l’instituteur qui débarrassa cette voie au moyen d’une allumette et d’une loque.
Alors, au milieu de l’anxiété générale, le prêtre versa, dans ce conduit nettoyé, un demi-verre d’eau qui coula sur le visage, dans les cheveux et dans le cou de Belhomme.
Puis l’instituteur retourna vivement la tête sur la cuvette, comme s’il eût voulu la dévisser. Quelques gouttes retombèrent dans le vase blanc.
Tous les voyageurs se précipitèrent. Aucune bête n’était sortie.
Cependant Belhomme déclarant : « Je sens pu rien », le curé, triomphant, s’écria : « Certainement elle est noyée. » Tout le monde était content. On remonta dans la voiture.
Mais à peine se fut-elle remise en route que Belhomme poussa des cris terribles.
La bête s’était réveillée et était devenue furieuse. Il affirmait même qu’elle était entrée dans la tête maintenant, qu’elle lui dévorait la cervelle.
Il hurlait avec de telles contorsions que la femme de Poiret, le croyant possédé du diable, se mit à pleurer en faisant le signe de la croix.
Puis, la douleur se calmant un peu, le malade raconta qu’ELLE faisait le tour de son oreille. Il imitait avec son doigt les mouvements de la bête, semblait la voir, la suivre du regard : « Tenez, v’la qu’a r’monte... gniau... gniau... gniau... qué misère ! »
Caniveau s’impatientait : « C’est l’iau qui la rend enragée, c’te bête. All’ est p’t-être ben accoutumée au vin. »
On se remit à rire. Il reprit : « Quand j’allons arriver au café Bourbeux, donne-li du fil en six et all’ n’ bougera pu, j’ te le jure. »
Mais Belhomme n’y tenait plus de douleur. Il se mit à crier comme si on lui arrachait l’âme. Le curé fut obligé de lui soutenir la tête. On pria Césaire Horlaville d’arrêter à la première maison rencontrée.
C’était une ferme en bordure sur la route. Belhomme y fut transporté ; puis on le coucha sur la table de cuisine pour recommencer l’opération.
La diligence du Havre allait quitter Criquetot ; et tous les voyageurs attendaient l’appel de leur nom dans la cour de l’hôtel du Commerce tenu par Malandain fils.
C’était une voiture jaune, montée sur des roues jaunes aussi autrefois, mais rendues presque grises par l’accumulation des boues. Celles de devant étaient toutes petites ; celles de derrière, hautes et frêles, portaient le coffre difforme et enflé comme un ventre de bête. Trois rosses blanches, dont on remarquait, au premier coup d’œil, les têtes énormes et les gros genoux ronds, attelées en arbalète, devaient traîner cette carriole qui avait du monstre dans sa structure et son allure. Les chevaux semblaient endormis déjà devant l’étrange véhicule.
Le cocher Césaire Horlaville, un petit homme à gros ventre, souple cependant, par suite de l’habitude constante de grimper sur ses roues et d’escalader l’impériale, la face rougie par le grand air des champs, les pluies, les bourrasques et les petits verres, les yeux devenus clignotants sous les coups de vent et de grêle, apparut sur la porte de l’hôtel en s’essuyant la bouche d’un revers de main. De larges paniers ronds, pleins de volailles effarées, attendaient devant les paysannes immobiles. Césaire Horlaville les prit l’un après l’autre et les posa sur le toit de sa voiture ; puis il y plaça plus doucement ceux qui contenaient des œufs ; il y jeta ensuite, d’en bas, quelques petits sacs de grain, de menus paquets enveloppés de mouchoirs, de bouts de toile ou de papiers. Puis il ouvrit la porte de derrière et, tirant une liste de sa poche, il lut en appelant :
— Monsieur le curé de Gorgeville.
Le prêtre s’avança, un grand homme puissant, large, gros, violacé et d’air aimable. Il retroussa sa soutane pour lever le pied, comme les femmes retroussent leurs jupes, et grimpa dans la guimbarde.
— L’instituteur de Rollebosc-les-Grinets ?
L’homme se hâta, long, timide, enredingoté jusqu’aux genoux ; et il disparut à son tour dans la porte ouverte.
— Maît’ Poiret, deux places.
Poiret s’en vint, haut et tortu, courbé par la charrue, maigri par l’abstinence, osseux, la peau séchée par l’oubli des lavages. Sa femme le suivait, petite et maigre, pareille à une bique fatiguée, portant à deux mains un immense parapluie vert.
— Maît’ Rabot, deux places.
Rabot hésita, étant de nature perplexe. Il demanda : « C’est ben mé qu’t’appelles ? »
Le cocher, qu’on avait surnommé « dégourdi », allait répondre une facétie, quand Rabot piqua une tête vers la portière, lancé en avant par une poussée de sa femme, une gaillarde haute et carrée dont le ventre était vaste et rond comme une futaille, les mains larges comme des battoirs.
Et Rabot fila dans la voiture à la façon d’un rat qui rentre dans son trou.
— Maît’ Caniveau.
Un gros paysan, plus lourd qu’un bœuf, fit plier les ressorts et s’engouffra à son tour dans l’intérieur du coffre jaune.
— Maît’ Belhomme.
Belhomme, un grand maigre, s’approcha, le cou de travers, la face dolente, un mouchoir appliqué sur l’oreille comme s’il souffrait d’un fort mal de dents.
Tous portaient la blouse bleue par-dessus d’antiques et singulières vestes de drap noir ou verdâtre, vêtements de cérémonie qu’ils découvriraient dans les rues du Havre ; et leurs chefs étaient coiffés de casquettes de soie, hautes comme des tours, suprême élégance dans la campagne normande.
Césaire Horlaville referma la portière de sa boîte, puis monta sur son siège et fit claquer son fouet.
Les trois chevaux parurent se réveiller et, remuant le cou, firent entendre un vague murmure de grelots.
Le cocher, alors, hurlant : « Hue ! » de toute sa poitrine, fouailla les bêtes à tour de bras. Elles s’agitèrent, firent un effort, et se mirent en route d’un petit trot boiteux et lent. Et derrière elles, la voiture, secouant ses carreaux branlants et toute la ferraille de ses ressorts, faisait un bruit surprenant de ferblanterie et de verrerie, tandis que chaque ligne de voyageurs, ballottée et balancée par les secousses, avait des reflux de flots à tous les remous des cahots.
Sujets similaires
» LA BÊTE À MAÎT’ BELHOMME. GUY DE MAUPASSANT
» LA BÊTE à MAîT' BELHOMME....................GUY DE MAUPASSANT
» LA BÊTE À MAÎT’ BELHOMME. GUY DE MAUPASSANT 4
» La question pas si bête Quelle est la technique des avaleurs de sabres ?
» La question pas si bête Est-ce vrai qu’on ne pourrait pas vivre sans les abeilles ?
» LA BÊTE à MAîT' BELHOMME....................GUY DE MAUPASSANT
» LA BÊTE À MAÎT’ BELHOMME. GUY DE MAUPASSANT 4
» La question pas si bête Quelle est la technique des avaleurs de sabres ?
» La question pas si bête Est-ce vrai qu’on ne pourrait pas vivre sans les abeilles ?
Page 1 sur 1
Permission de ce forum:
Vous ne pouvez pas répondre aux sujets dans ce forum