La Revanche des « Morts-Vivants » d’Auschwitz
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La Revanche des « Morts-Vivants » d’Auschwitz
par the Storyteller's Hat Publié le juin 9, 2019
Dans l’enfer des camps d’extermination, une poignée de détenus recevait une peine pire que la mort. Cette unité spéciale était chargée de faire disparaître les milliers de dépouilles tirées des chambres à gaz. Leurs fantômes torturés rôdent encore dans les ruines d’Auschwitz.
on les appelait Sonderkommando, « unité spéciale ». Un euphémisme pour ne pas éveiller les soupçons, et continuer de taire le massacre en cours dans les camps d’extermination du Reich. Les soldats SS les sélectionnaient dès leur sortie du train. Désignés du bout du doigt parmi la cohorte de spectres fraîchement débarquée, quelques détenus d’apparence vigoureuse étaient isolés de leurs compagnons d’infortune. Plus tard, on les informait de leur tâche atroce : se débarrasser des preuves trop encombrantes de la Solution Finale, ordonnée par Hitler dès 1941. Ces Juifs réquisitionnés de force devaient accompagner leurs compatriotes sur le seuil des chambres à gaz, aux portes de la mort ; puis ils faisaient disparaître leurs cadavres, les enfouissant par milliers dans les fours crématoires.
Sélection aux portes d’Auschwitz, 1944. (Photo: Domaine public/Wikipedia)
La mort au quotidien
Ce triste sort a valu aux hommes du Sonderkommando d’être baptisés les « morts-vivants », errant entre les chambres à gaz et les incinérateurs, contribuant contre leur gré à dissimuler l’un des secrets les mieux gardés du Reich. Ce statut particulier les autorisait à quelques privilèges : ils possédaient parfois des cigarettes, des médicaments ou des friandises, même s’il leur était interdit d’entrer en contact avec quiconque en dehors des membres de leur unité.
La plupart de ces Arbeitsjuden (« Juifs de travail ») ont emporté leurs témoignages dans la tombe – liquidés par les SS tous les trois mois, ou s’ôtant la vie après des semaines d’horreur et de supplice quotidiens. Cependant des voix ont réussi à s’échapper des grillages d’Auschwitz-Birkenau, l’un des camps d’extermination les plus tristement célèbres de la Seconde Guerre Mondiale.
Trois membres de l’unité 1005 du camp de Janowska (actuelle Ukraine), août 1945. Parmi les corvées quotidiennes des Sonderkommandos, raser les cheveux des femmes arrivées au camp, retirer les bijoux des détenus et extraire leurs dents en or, ou broyer les os calcinés des cadavres tirés des crématoires. (Photo: Domaine public/Wikipedia)
« Des voix sous la cendre »
Auschwitz était une véritable machine à tuer, dont les rouages engloutirent plus d’un million d’hommes, de femmes et d’enfants. (Un Juif sur six victimes de l’Holocauste y perdit la vie.) Le camp employait donc nombre de Sonderkommando : en 1944, au plus fort de l’activité du camp, près de 900 détenus sont réquisitionnés pour débarrasser les cadavres des chambres à gaz. Les historiens supposent que 14 générations de Sonderkommando s’y sont succédé, abandonnant du jour au lendemain leurs tâches innommables à d’autres infortunés inconnus.
Après la guerre, la découverte des camps plongea le monde dans la stupeur et l’horreur ; mais les Nazis avaient, dans leur débâcle, éliminé la plupart des preuves de l’Holocauste – démontant les installations des camps de la mort, enfouissant les victimes dans des charniers géants, brûlant les archives médicales et administratives. Cependant quelques voix survécurent, enterrées à la hâte sous la glaise d’Auschwitz : cinq membres des Sonderkommando y avaient enfoui leur témoignage.
La révolte des Sonderkommando
Les auteurs de ces manuscrits – ils se nomment Zalman Gradowski, Zalman Lewental, Leib Langfus, Chaim Herman et Marcel Nadjary – n’ont pas tous survécu à la guerre et à l’élimination systématique des Arbeitsjuden. Cependant ils ont abandonné à Auschwitz un témoignage vital des horreurs qui y furent perpétrées, ainsi que de leur charge de complices forcés de la barbarie nazie.
Ces écrits bouleversants révèlent également qu’une tentative de rébellion eut lieu à Auschwitz en 1944 : ces détenus, condamnés à l’enfer, tentent d’y échapper par un coup de force. « Observant la dégradation de notre commando, écrit Zalman Lewental, comment les hommes s’avilissaient tous progressivement et s’éloignaient de tout sentiment humain, au point de perdre toute espérance… nous avons décidé qu’il fallait qu’un but soit fixé. » Mais quel but ? Comment s’échappe-t-on de l’enfer ? A mots couverts, les séditieux orchestrent leur plan : il est décidé de détruire les installations mortuaires du camp avant de prendre la fuite.
Ruines du Crematorium IV d’Auschwitz, détruit pendant la tentative de rébellion. (Photo: Diether via Wikipedia/CC-BY SA 3.0)
Crématorium en flammes
La suspicion permanente des commandos SS n’aide en rien les préparatifs. Pire encore, la course contre-la-montre s’accélère encore lorsque les rebelles apprennent, de la bouche d’un membre de la résistance interne au camp, que les Sonderkommando doivent être liquidés sous peu, au gré du « renouvellement » ponctuel des unités de travail. L’opération est donc déclenchée plus tôt que prévu. Trop tôt.
Dans un texte intitulé « Au cœur de l’enfer », Zalman Gradowski évoque l’arrivée de femmes destinées aux chambres à gaz :
Le 7 octobre, les Sonderkommando font sauter le Crematorium IV avec de la poudre à canon, introduite en petites quantités par les ouvrières captives d’une usine d’armement située à proximité. Ils incendient également plusieurs couchettes et tuent une poignée de SS avec des armes improvisées (hachettes, roches, pièces métalliques…). Cependant les forces en présence sont bien inégales : alertées par la fumée, les autorités du camp restaurent l’ordre dans un bain de sang. Des mesures drastiques sont prises : 451 Sonderkommando sont exécutés. Zalman Lewental écrit :
« Soyez sûrs et certains, chers camarades sacrifiés qui n’êtes plus avec nous, qui avez accompli votre devoir… nous non plus, nous n’avons plus peur de rien. Nous avons vécu ensemble, souffert ensemble, lutté ensemble, commencé ensemble un combat que nous allons mener à bonne fin… Que vos âmes restent liées au faisceau des vivants. »
A gauche : Zalman Gradowski et sa femme Sonia, à droite : Marcel Nadjary. Les deux hommes officient en tant que membres de l’unité Sonderkommando d’Auschwitz, et y enterrent leur témoignage. Zalman sera exécuté après la tentative de soulèvement en 1944, mais Marcel survivra à la guerre. (Photos: Domaine public/Wikipedia et Judaica Europeana/The Jewish Museum of Greece via National Post)
Le 27 janvier 1945, l’Armée Rouge libère Auschwitz, évacuée en toute hâte quelques jours plus tôt sur ordre d’Himmler. Seuls 7500 prisonniers y sont découverts en vie. Défilant devant les barbelés striés de visages blêmes, les libérateurs semblent perdus, le regard dans le vide, découvrant l’horreur si bien maquillée par les Nazis. Sous la botte des soldats soviétiques, la cendre abrite encore la vie – celle des témoignages bien vivants des martyrs Sonderkommando. Ces derniers pensaient obtenir justice par la révolte armée et la destruction de leur abattoir ; mais c’est en transmettant la mémoire de l’impossible, de l’innommable, dormant sous les braises fumantes des crématoires, qu’ils prirent véritablement leur revanche.
Sources
Raymonde Grynberg et Claude Bassi-Lederman, « La révolte du Sonderkommando d’Auschwitz-II Birkenau », L’Humanité, 2 mai 2014.
Mémorial de la Shoah, Des voix sous la cendre : manuscrits des Sonderkommandos d’Auschwitz-Birkenau (2006).
Gideon Greif, We Wept Without Tears: Testimonies of the Jewish Sonderkommando from Auschwitz (2005), Yale University Press.
Nicholas Chare et Dominic Williams, « Ce que racontent les «rouleaux d’Auschwitz» », Slate, 14 février 2016.
Chris Webb, « Sonderkommando Revolt – Auschwitz Birkenau », Holocaust Education & Archive Research Team (HEART), 2009.
Dans l’enfer des camps d’extermination, une poignée de détenus recevait une peine pire que la mort. Cette unité spéciale était chargée de faire disparaître les milliers de dépouilles tirées des chambres à gaz. Leurs fantômes torturés rôdent encore dans les ruines d’Auschwitz.
on les appelait Sonderkommando, « unité spéciale ». Un euphémisme pour ne pas éveiller les soupçons, et continuer de taire le massacre en cours dans les camps d’extermination du Reich. Les soldats SS les sélectionnaient dès leur sortie du train. Désignés du bout du doigt parmi la cohorte de spectres fraîchement débarquée, quelques détenus d’apparence vigoureuse étaient isolés de leurs compagnons d’infortune. Plus tard, on les informait de leur tâche atroce : se débarrasser des preuves trop encombrantes de la Solution Finale, ordonnée par Hitler dès 1941. Ces Juifs réquisitionnés de force devaient accompagner leurs compatriotes sur le seuil des chambres à gaz, aux portes de la mort ; puis ils faisaient disparaître leurs cadavres, les enfouissant par milliers dans les fours crématoires.
Sélection aux portes d’Auschwitz, 1944. (Photo: Domaine public/Wikipedia)
La mort au quotidien
Ce triste sort a valu aux hommes du Sonderkommando d’être baptisés les « morts-vivants », errant entre les chambres à gaz et les incinérateurs, contribuant contre leur gré à dissimuler l’un des secrets les mieux gardés du Reich. Ce statut particulier les autorisait à quelques privilèges : ils possédaient parfois des cigarettes, des médicaments ou des friandises, même s’il leur était interdit d’entrer en contact avec quiconque en dehors des membres de leur unité.
La plupart de ces Arbeitsjuden (« Juifs de travail ») ont emporté leurs témoignages dans la tombe – liquidés par les SS tous les trois mois, ou s’ôtant la vie après des semaines d’horreur et de supplice quotidiens. Cependant des voix ont réussi à s’échapper des grillages d’Auschwitz-Birkenau, l’un des camps d’extermination les plus tristement célèbres de la Seconde Guerre Mondiale.
Trois membres de l’unité 1005 du camp de Janowska (actuelle Ukraine), août 1945. Parmi les corvées quotidiennes des Sonderkommandos, raser les cheveux des femmes arrivées au camp, retirer les bijoux des détenus et extraire leurs dents en or, ou broyer les os calcinés des cadavres tirés des crématoires. (Photo: Domaine public/Wikipedia)
« Des voix sous la cendre »
Auschwitz était une véritable machine à tuer, dont les rouages engloutirent plus d’un million d’hommes, de femmes et d’enfants. (Un Juif sur six victimes de l’Holocauste y perdit la vie.) Le camp employait donc nombre de Sonderkommando : en 1944, au plus fort de l’activité du camp, près de 900 détenus sont réquisitionnés pour débarrasser les cadavres des chambres à gaz. Les historiens supposent que 14 générations de Sonderkommando s’y sont succédé, abandonnant du jour au lendemain leurs tâches innommables à d’autres infortunés inconnus.
Après la guerre, la découverte des camps plongea le monde dans la stupeur et l’horreur ; mais les Nazis avaient, dans leur débâcle, éliminé la plupart des preuves de l’Holocauste – démontant les installations des camps de la mort, enfouissant les victimes dans des charniers géants, brûlant les archives médicales et administratives. Cependant quelques voix survécurent, enterrées à la hâte sous la glaise d’Auschwitz : cinq membres des Sonderkommando y avaient enfoui leur témoignage.
La révolte des Sonderkommando
Les auteurs de ces manuscrits – ils se nomment Zalman Gradowski, Zalman Lewental, Leib Langfus, Chaim Herman et Marcel Nadjary – n’ont pas tous survécu à la guerre et à l’élimination systématique des Arbeitsjuden. Cependant ils ont abandonné à Auschwitz un témoignage vital des horreurs qui y furent perpétrées, ainsi que de leur charge de complices forcés de la barbarie nazie.
« Nous nous sommes retrouvés avec elles, et nous nous regardons, pétrifiés. Elles savent tout, comprennent tout, qu’ici ce ne sont pas des bains, que cette salle est le corridor de la mort, l’antichambre de la tombe. […] Nous n’avons pas le courage, nous n’osons pas leur dire, à nos chères sœurs, de se déshabiller. Car les vêtements qu’elles portent sont la cuirasse, le manteau dans lequel repose encore leur vie. Dès l’instant où elles ôteront leurs vêtements et resteront nues, elles perdront leur dernière défense, leur dernier appui, le dernier point d’ancrage auquel leur vie est encore accrochée. »
Ces écrits bouleversants révèlent également qu’une tentative de rébellion eut lieu à Auschwitz en 1944 : ces détenus, condamnés à l’enfer, tentent d’y échapper par un coup de force. « Observant la dégradation de notre commando, écrit Zalman Lewental, comment les hommes s’avilissaient tous progressivement et s’éloignaient de tout sentiment humain, au point de perdre toute espérance… nous avons décidé qu’il fallait qu’un but soit fixé. » Mais quel but ? Comment s’échappe-t-on de l’enfer ? A mots couverts, les séditieux orchestrent leur plan : il est décidé de détruire les installations mortuaires du camp avant de prendre la fuite.
Ruines du Crematorium IV d’Auschwitz, détruit pendant la tentative de rébellion. (Photo: Diether via Wikipedia/CC-BY SA 3.0)
Crématorium en flammes
La suspicion permanente des commandos SS n’aide en rien les préparatifs. Pire encore, la course contre-la-montre s’accélère encore lorsque les rebelles apprennent, de la bouche d’un membre de la résistance interne au camp, que les Sonderkommando doivent être liquidés sous peu, au gré du « renouvellement » ponctuel des unités de travail. L’opération est donc déclenchée plus tôt que prévu. Trop tôt.
Dans un texte intitulé « Au cœur de l’enfer », Zalman Gradowski évoque l’arrivée de femmes destinées aux chambres à gaz :
Le 7 octobre, les Sonderkommando font sauter le Crematorium IV avec de la poudre à canon, introduite en petites quantités par les ouvrières captives d’une usine d’armement située à proximité. Ils incendient également plusieurs couchettes et tuent une poignée de SS avec des armes improvisées (hachettes, roches, pièces métalliques…). Cependant les forces en présence sont bien inégales : alertées par la fumée, les autorités du camp restaurent l’ordre dans un bain de sang. Des mesures drastiques sont prises : 451 Sonderkommando sont exécutés. Zalman Lewental écrit :
« Soyez sûrs et certains, chers camarades sacrifiés qui n’êtes plus avec nous, qui avez accompli votre devoir… nous non plus, nous n’avons plus peur de rien. Nous avons vécu ensemble, souffert ensemble, lutté ensemble, commencé ensemble un combat que nous allons mener à bonne fin… Que vos âmes restent liées au faisceau des vivants. »
A gauche : Zalman Gradowski et sa femme Sonia, à droite : Marcel Nadjary. Les deux hommes officient en tant que membres de l’unité Sonderkommando d’Auschwitz, et y enterrent leur témoignage. Zalman sera exécuté après la tentative de soulèvement en 1944, mais Marcel survivra à la guerre. (Photos: Domaine public/Wikipedia et Judaica Europeana/The Jewish Museum of Greece via National Post)
Le 27 janvier 1945, l’Armée Rouge libère Auschwitz, évacuée en toute hâte quelques jours plus tôt sur ordre d’Himmler. Seuls 7500 prisonniers y sont découverts en vie. Défilant devant les barbelés striés de visages blêmes, les libérateurs semblent perdus, le regard dans le vide, découvrant l’horreur si bien maquillée par les Nazis. Sous la botte des soldats soviétiques, la cendre abrite encore la vie – celle des témoignages bien vivants des martyrs Sonderkommando. Ces derniers pensaient obtenir justice par la révolte armée et la destruction de leur abattoir ; mais c’est en transmettant la mémoire de l’impossible, de l’innommable, dormant sous les braises fumantes des crématoires, qu’ils prirent véritablement leur revanche.
Sources
Raymonde Grynberg et Claude Bassi-Lederman, « La révolte du Sonderkommando d’Auschwitz-II Birkenau », L’Humanité, 2 mai 2014.
Mémorial de la Shoah, Des voix sous la cendre : manuscrits des Sonderkommandos d’Auschwitz-Birkenau (2006).
Gideon Greif, We Wept Without Tears: Testimonies of the Jewish Sonderkommando from Auschwitz (2005), Yale University Press.
Nicholas Chare et Dominic Williams, « Ce que racontent les «rouleaux d’Auschwitz» », Slate, 14 février 2016.
Chris Webb, « Sonderkommando Revolt – Auschwitz Birkenau », Holocaust Education & Archive Research Team (HEART), 2009.
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